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voyages polaires, voici que l’un de nos météorologistes, armé de son télescope, signale un navire emprisonné dans la banquise.

À cette grosse nouvelle, le télescope passe de main en main : à l’aide de l’instrument, je découvre non sans peine un mât, comme un bâton à peine perceptible, planté droit dans la plaine glacée : il est là, à trois ou quatre lieues, dans sa troublante immobilité. À cette distance, tout signal est invisible, même au télescope. Et de savoir qu’il y a là, à quelques lieues de nous, des hommes, séparés du monde, qui nous ont vus peut-être, et avec lesquels il est impossible de communiquer, cela nous cause une angoisse poignante. Déjà nous brûlons du désir de nous dévouer pour ces malheureux en organisant un sauvetage en traîneau sur la banquise. Mais tout s’explique enfin. Le pilote norvégien, qui sait tout ce qui se passe dans les régions polaires, nous apprend que le navire bloqué est la Laura, goélette norvégienne, récemment partie de Tromso dans le dessein d’explorer l’archipel des Sept-Iles et d’hiverner dans la banquise pour y faire des observations scientifiques. Ce sont donc des prisonniers volontaires, outillés pour un hivernage dans les glaces. Cette nouvelle, tout en nous soulageant, nous inspire de salutaires réflexions : si nous nous attardions dans ces dangereux parages, nous nous exposerions à subir le sort de la Laura. Aussi bien avons-nous hâte d’achever notre reconnaissance. L’Oihonna pénètre en plein pack, dans sa portion disloquée, assez loin pour que nous puissions avoir l’illusion d’être prisonniers dans les glaces, car à trente mètres dans la banquise, l’action du flot est déjà nulle, le navire ne roule plus, et devant nous s’étend la glace solide, sur laquelle un phoque se livre à ses lourds ébats, tout ahuri de notre apparition. Parvenus à une centaine de mètres du bord de la banquise, nous stationnons pendant quelque temps dans une immobilité absolue, tandis que le bruit des îlôts soulevés et des glaçons qui s’entre-choquent arrive encore jusqu’à nous. Mais, si nous regardons vers le Nord, nous pouvons nous croire au cœur des glaces éternelles. Il est sept heures du soir. Le soleil projette des rayons d’or sur la surface mate de la mer figée. Et lorsque l’Ohionna vire lentement de bord pour reprendre sa route vers son élément liquide, nous emportons l’inoubliable vision de ce sublime paysage polaire.

Bientôt après, nous étions de nouveau le jouet des. flots, bondissant sur les vagues d’une mer démontée. Dans ces tristes