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2 000 mètres de haut, on voit passer les ombres de quelques petits nuages voyageurs qui se hâtent de traverser le ciel. Les sommets d’alentour, où aucune herbe n’a pu prendre, sont tels encore que les laissa jadis quelque suprême tempête géologique ; leurs différentes couches, bouleversées, soulevées en cyclone du temps des grandes ébullitions minérales, se dessinent partout, dans ces poses convulsives qui furent celles de la dernière fois, et qu’elles conserveront sans doute jusqu’à la fin des âges.

Notre marche est lente et difficile ; il faut à tout instant mettre pied à terre et prendre les chevaux par la bride, dans les descentes trop roides ou sur les éboulis trop dangereux.

Le soir, une nouvelle petite oasis, là-bas, bien isolée dans ce royaume des pierres, dessine la ligne verte de ses prairies ; elle alimente un village dont les maisonnettes en terre se tiennent collées à la base d’un rocher majestueux et ressemblent dans le lointain à d’humbles nids d’hirondelles. C’est Zargoun, où nous passerons la nuit. Nous mettons en émoi son tout petit bazar, que nous traversons au crépuscule. Les chambres de son caravansérail ont les murs crevés, et le plafond tapissé de chauves-souris ; nous nous endormons là, dans un air très frais qui passe sur nous, et bercés par le concert nocturne des grenouilles qui pullulent sous les herbages de cette plaine suspendue.


Jeudi 3 mai. — Notre manière de voyager est définitivement changée, depuis que le soleil n’est plus mortel comme en bas. Jusqu’à Ispahan, nous ferons chaque jour deux marches, de quatre ou cinq heures l’une, séparées par un repos à midi dans quelque caravansérail du chemin. Donc, il faut se lever tôt, et le soleil n’est pas encore sur l’horizon quand on nous éveille ce matin à Zargoun.

Première image de cette journée, prise du haut de l’inévitable petite terrasse, au sortir du gîte en terre battue, dans la fraîcheur de l’aube. D’abord, au premier plan, la cour du caravansérail, toute de terre et de poussière ; mes chevaux, au milieu ; le long des murs, mes gens, et d’autres qui passaient, fument le kalyan et prennent le thé du matin, étendus sur une profusion de tapis, de couvertures, de bissacs, — toutes inusables choses, en laine rudement tissée, qui sont le grand luxe de ce pays. Au delà commence la plaine unie de l’oasis, au delà s’étendent les champs de pavots blancs, qui, d’un côté, vont se perdre à l’infini, de