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A deux heures, nous sortons de la ville par ce passage que l’on appelle « route d’Ispahan, » et qui, en effet, pendant la première demi-lieue, ressemble assez à une large route ; mais, après les longs faubourgs, les mosquées, les jardins, les cimetières, ce n’est plus rien, que l’habituel réseau de sentes tracé par le passage des caravanes.

Nous nous acheminons vers une percée, une sortie dans la chaîne des sommets qui entourent le haut plateau de Chiraz, et, à une lieue à peine des murs, du côté du Nord, nous voici déjà rendus aux steppes désolés, hors de la zone verte, hors de l’oasis où la ville sommeille.

Une porte monumentale, construite il y a un siècle par le vizir de Chiraz, est à l’entrée du défilé : une sorte d’arc de triomphe qui s’ouvre sur les solitudes, sur le chaos des pierres, les horreurs de la montagne. Avant de nous engager là, nous faisons halte pour regarder en arrière, dire adieu à cette ville qui va disparaître pour jamais... Et sous quel aspect idéal et charmeur elle se montre à nous une dernière fois !... De nulle part, jusqu’à cette soirée, nous ne l’avions ainsi vue d’ensemble, dans le recul favorable aux enchantemens de la lumière. Comme on la dirait agrandie et devenue étrange ! Ses milliers de maisons de terre, de murailles de terre, toutes choses aux contours mous et presque sans formes, se mêlent, s’étagent, se fondent en un groupe imprécis, d’une même nuance grise finement rosée, d’une même teinte nuage de matin. Et, au-dessus de tout cela, les dômes des inapprochables mosquées resplendissent très nets, brillent au soleil comme des joyaux ; leurs faïences bleues, leurs faïences vertes, — dont l’éclat ne s’imite plus de nos jours, — sont à cette heure en pleine gloire ; avec leurs contours renflés, leurs silhouettes rondes, ils ressemblent à des œufs géans, les uns en turquoise vive, les autres en turquoise mourante, qui seraient posés sur on ne sait quoi de chimérique, sur on ne sait quelle vague ébauche de grande cité, moulée dans une argile couleur tourterelle...

A une descente brusque du chemin, cela s’évanouit sans retour, et, le défilé franchi, nous voici de nouveau seuls, dans le monde tourmenté des pierres. Huit hommes et huit chevaux, c’est tout mon cortège, et il paraît bien peu de chose, perdu à présent au milieu des sites immenses et vides... Des pierres, des pierres à l’infini. Sur ces étendues désertes, déployées à