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nous ne supporterions pas, s’il y en avait, qu’on les représentât sur la scène en redingote ou en veston court, la tragédie moderne se trouve ainsi privée de ce qui faisait l’un des alimens de l’ancienne, et réduite aux tragédies de l’amour ou de la haine. Il y a peut-être aussi les tragédies de l’honneur ; et la race n’est pas tout à fait morte, — espérons-le du moins, — de ceux « à qui l’honneur est plus cher que le jour. »

On fera donc moins de tragédies « modernes » que l’on n’en a fait autrefois d’« historiques ; » mais on en pourra faire ; et déjà je ne crains pas de dire qu’il s’en faut de bien peu que la Course du flambeau, que l’Énigme, que le Dédale n’en méritent le nom. Il ne s’en faut, dans le Dédale, que de la qualité du dénouement, trop mélodramatique, si l’on le veut, mais surtout trop romantique, trop analogue au dénouement des premiers romans de George Sand : Indiana, Valentine ou Jacques. Deux choses surtout nous le gâtent, qui sont le décor et le corps à corps. Mais, dans l’Énigme, il ne s’en fallait que d’un peu plus d’ampleur dans le développement, et cette observation, si le lecteur ou le spectateur ne la trouvent pas injustifiée, nous mettra sur la trace d’une dernière distinction.

Il y a, dans l’histoire du théâtre, plusieurs sortes de tragique ; et, particulièrement, il y en a deux que l’on ne saurait trop souhaiter de voir unies ensemble, mais qui, dans la réalité, se sont moins souvent confondues qu’elles ne se sont opposées l’une à l’autre. On pourrait appeler l’une le « tragique de situations ; » et l’autre le « tragique de caractères. » Si le premier consiste dans la force des situations, et de situations que les héros de la tragédie ne se sont point faites à eux-mêmes, — comme dans le Cid de Corneille, et généralement, je crois que l’on peut dire comme dans le théâtre espagnol, — on voit sans doute qu’il confine encore au mélodrame. Il aspire à s’en dégager ; il n’en est pas encore entièrement affranchi ! C’est le cas de ces « tragédies » dont nous parlions tout à l’heure, qui ne se sont sauvées d’être traitées du nom fâcheux de « mélodrame » qu’en se déguisant à la grecque ou à la romaine, à la babylonienne, ou à la chinoise. On les reconnaît à ce signe que, si la situation qui en fait le fond ne s’était pas produite, il n’y aurait plus de pièce. Que resterait-il du Cid même, si Rodrigue n’était le meurtrier du père de Chimène, ou d’Horace, si le lien de famille ne joignait le mari de Sabine au fiancé de Camille ?