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Ce soir, pendant que je chemine solitairement pour rentrer chez moi, un mince croissant de lune, dans un coin de ciel tout en nacre verte, m’apparaît là-haut entre deux faîtes de murs ; la lune nouvelle, la première l’une du carême persan. Je croise en route une foule inusitée de fantômes noirs au masque impénétrable, qui passent furtifs à mes côtés dans la pénombre : il faut avoir séjourné en ces villes d’islamisme sévère pour comprendre combien cela assombrit la vie de n’entrevoir jamais, jamais un visage, jamais un sourire de jeune femme ou de jeune fille... Au petit bazar d’Israël qui avoisine ma demeure, les hautes lampes à trois flammes sont déjà allumées dans les niches des marchands. Les juives, qui n’ont pas le droit de porter le petit loup blanc des musulmanes, mais qui cependant ne doivent pas montrer leur figure, referment plus hermétiquement, sur mon passage, leur voile noir ; celles-là encore me resteront toutes inconnues. Et je trouve enfin ma porte, aussi sournoise, délabrée et garnie de fer que toutes celles d’alentour, pareille à tant d’autres, mais dont le heurtoir, dans l’obscurité et le silence, résonne à mes oreilles avec un bruit maintenant coutumier.


Mardi 1er mai. — Nous étions à cheval avant la pointe de l’aube, et le soleil levant nous trouve dans les ruines d’un palais des vieux temps obscurs, parmi d’informes bas-reliefs éternisant des attitudes, des gestes, des combats, des agonies d’hommes et d’animaux disparus depuis des millénaires. C’est au pied des montagnes qui ferment au Nord la plaine de Chiraz ; cela achève de crouler et de s’émietter sur une sorte de plateau aride, poudreux, brûlé de soleil ; on voit qu’il y a eu de vastes colonnades et de puissantes murailles, mais tout est si effondré qu’aucun plan d’ensemble ne se démêle plus ; ce qui fut construction humaine se confond avec le rocher primitif ; sous l’amas des éboulis et de la poussière, on distingue encore çà et là des scènes de chasse ou de bataille, sculptées sur des pans de mur ; l’ornementation des frises rappelle, en plus grossier, les monumens de Thèbes : on dirait des dessins égyptiens naïvement reproduits par des barbares. Le palais, aujourd’hui sans nom, domine une fraîche vallée où l’eau des montagnes court parmi des roseaux et des saules, et, sur l’autre bord de la petite rivière, en face de ces ruines où nous sommes, un rocher vertical se dresse, orné de figures à même la paroi : personnages coiffés de tiares, qui lèvent