Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/295

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux êtres étranges qui bientôt vont commencer leur grand voyage de découvertes. » Henri de Kleist et Henriette Vogel, en se tuant, ne font point une malhonnêteté au monde dans lequel ils vivent, ils affirment leur foi dans la pluralité des mondes. Ils ne se suppriment point, ils changent d’air. Ils s’éloignent de cette terre comme on s’écarte de son clocher natal, pour voir du pays. Le suicide de Werther était une défaillance : « La nature a ses bornes, gémissait-il. Elle peut jusqu’à un certain point supporter la joie, la peine, la douleur ; ce point passé, elle succombe. » Werther voulait n’être plus ; Kleist et son amie veulent élargir l’horizon de leur vie. Le suicide de Werther était un appel à la mort ; leur suicide, à eux, est un saut dans l’indéfini, dans un l’Indéfini où ils seraient fort marris de ne point revivre.

Cela se passait en 1813. A peu près à cette même date, ces mêmes aspirations romantiques qui avaient engagé Kleist dans le chemin de la mort engageaient Zacharias Werner dans le chemin de la cléricature. Tout jeune, Werner priait Rousseau ; il rêvait de substituer à l’année chrétienne un calendrier nouveau, dont le point de départ serait le 2 juillet, date de la mort du philosophe ; et ses premières poésies, fourmillantes d’impiétés, étaient affublées d’une vignette à la mode du temps, représentant le Deuil qui s’accoudait sur l’urne tombale de Rousseau. Mais, pour cette « religion de la Nature » qu’il aspirait à fonder, il jugeait une symbolique nécessaire : il la construisait tant bien que mal ; il en prenait certains élémens à la maçonnerie, certains autres au catholicisme ; et c’est ainsi qu’au moment même où dans son drame sur Luther il jetait le gant à l’Eglise, Werner admettait le catholicisme à lui procurer des plaisirs d’imagination, ou plus simplement des sensations. C’étaient les heures pieuses de ce libertin ; elles ne semblaient pas annoncer une conversion. La réputation de Werner le préservait à cet égard de tout soupçon : il avait fait l’essai de trois femmes légitimes, sans parler des « péripatéticiennes du Palais-Royal, » par lesquelles, s’il en faut croire Henri Heine, il se laissait volontiers « faire la chasse » lorsqu’il séjournait à Paris. « Je suis la seule loi dans la nature entière : à cette loi, tout obéit. Tout se soumet à mon caprice ; le monde vivant et le monde inanimé sont suspendus aux chaînes que mon esprit gouverne. C’est de moi que tombe la lumière dans la nuit ténébreuse : la vertu n’existe que parce que je l’ai pensée. » Ainsi parle William Lovell, dans