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fictions, cette « objectivité, » tant vantée chez les Grecs et tant vantée chez Gœthe, et qui pourtant est métaphysiquement impossible. L’unanimité des hommes, pauvres et nobles dupes, ne font qu’imaginer le monde extérieur alors qu’ils croient le regarder ; à leur insu, ils créent le Non-moi, alors qu’ils pensent le constater et le saisir ; la vie est un perpétuel « subjectivisme ; » pourquoi l’art serait-il un « objectivisme ? » Frédéric Schlegel, engoué désormais de la philosophie de Fichte, ne pouvait plus maintenir en toute sa rigueur l’esthétique « objectiviste » que la veille il professait, et au nom de laquelle il excommuniait du Parnasse tous les modernes, Gœthe excepté. Il se débrouilla de son mieux parmi ces antinomies ; et, Dorothée Veit aidant, il garda son culte à Gœthe, tout en changeant de théorie.

Il professa, désormais, qu’il devait y avoir un art moderne, distinct de l’art ancien, et ayant son maximum, non point dans le drame, mais dans le roman, et que ce maximum était atteint. Ce point culminant s’appelait Wilhelm Meister. Gœthe, en ce roman, se tient au-dessus de ses personnages ; il garde une ironie supérieure ; c’est un créateur qui n’est pas dupe de ses créations ; et il y a quelque chose de supérieur encore au roman de Gœthe, c’est le Moi de l’écrivain, pertinemment convaincu qu’il ne s’exprimera jamais d’une façon adéquate dans aucune œuvre d’art, si parfaite soit-elle. De même que le Moi absolu de Fichte est en perpétuel devenir et qu’il doit être plutôt qu’il n’est, de même le Moi de l’écrivain ne conserve son beau caractère de transcendance qu’à la condition que ses œuvres aient quelque chose d’inachevé, et qu’il en ait conscience, et qu’il s’en réjouisse, et qu’il s’en moque. Ainsi se développait, dans les Fragmens de Schlegel, à l’abri du grand nom de Gœthe, la théorie de l’ironie romantique ; et l’on devine tout de suite que cette théorie d’une suprême perfection servira de passeport à des imperfections innombrables, et qu’elle permettra à de médiocres plumes de s’admirer comme transcendantes parce qu’elles esquisseront, d’une encre volontairement pâle, des traits volontairement indécis dans un cadre volontairement indéfini. Mais l’ironie finira par avoir un terme ; un objet subsistera, que ces auteurs prendront au sérieux ; ce sera leur propre Moi : avec une complaisance quintessenciée, ils réfléchiront sur le jeu même de leurs fictions ; ils analyseront leurs poésies ou leurs romans au moment même où ils les dérouleront ; ils se décriront eux-mêmes en tant que