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et qui guerroya en Palestine contre les croisés. Plus simple, avec plus de souffle et moins d’hyperboles que son successeur, il a davantage pénétré dans notre Occident, et je me rappelle avoir été charmé, en ma prime jeunesse, par quelques passages traduits de son « Pays des roses. » Ici, les petits enfans mêmes redisent encore ses vers. — Patrie enviable pour tous les poètes, cette Perse où rien ne change, ni les formes de la pensée ni le langage, et où rien ne s’oublie ! Chez nous, à part des lettrés, qui se souvient de nos trouvères, contemporains de Saadi ; qui se souvient seulement de notre merveilleux Ronsard ?

Toutefois le cheik Saadi ne possède qu’un tombeau modeste ; il n’a point, comme Hafiz, une dalle en agate, mais rien qu’une pierre blanche, dans un humble kiosque funéraire, et tout cela, qui fut cependant réparé au siècle dernier, sent déjà la vétusté et l’abandon. Mais il y a tant de roses dans le bocage alentour, tant de buissons de roses ! En plus de celles qui furent plantées pour le poète, il y en a aussi de sauvages, formant une haie le long du sentier délaissé qui mène chez lui. Et les arbres de son petit bois sont pleins de nids de rossignols.


Quand nous rentrons dans Chiraz, après la pure lumière et la grande paix, c’est brusquement la pénombre et l’animation souterraines ; l’odeur de moisissure, de fiente et de souris morte, succédant au parfum des jardins. Les yeux encore emplis de soleil, on y voit mal, au premier moment, pour se garer des chevaux et des mules.

Nous arrivons par le bazar des selliers, qui est le plus luxueux de la ville et ressemble à une interminable nef d’église. — Il fut construit à l’époque de la dernière splendeur de Chiraz, au milieu du XVIIIe siècle, par un régent de la Perse appelé Kerim-Khan, qui avait établi sa capitale ici même, ramenant le faste et la prospérité d’autrefois dans ces vieux murs. — C’est une longue avenue, tout en briques d’un gris d’ardoise, très haute de plafond et voûtée en série sans fin de petites coupoles ; un peu de lumière y descend par des ogives ajourées ; un rayon de soleil quelquefois y tombe comme une flèche d’or, tantôt sur un tapis soyeux et rare, tantôt sur une selle merveilleusement brodée, ou bien sur un groupe de femmes, — toujours fantômes hoirs au petit masque blanc, — qui marchandent à voix basse des bouquets de roses.