Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retombé sur la ville, épuisée par tant de cris et de lamentations, je sors à nouveau du caravansérail, ayant obtenu d’être convié, chez un notable bourgeois, à une veillée religieuse très fermée.

Koumichah, muette et toute rose sous la lune, est devenue solennelle comme une immense nécropole. Personne nulle part ; c’est la lune seule qui est maîtresse de la ville en terre séchée, c’est la lune qui est reine sur les mille petites coupoles aux contours amollis, sur le labyrinthe des passages étroits, sur les amas de ruines et sur les fondrières.

Mais, si les rues sont désertes, on veille dans toutes les maisons, derrière les doubles portes closes ; on veille, on se lamente, et on prie.

Après un long trajet dans le silence, entre deux porteurs de lanterne, j’arrive à la porte mystérieuse de mon hôte. C’est dans son petit jardin muré que se tient la veillée de deuil, à la lueur de la lune et de quelques lampes suspendues aux branches des jasmins ou de treilles. Devant la maison cachée, par terre, on a étendu des tapis, sur lesquels vingt ou trente personnages, coiffés du haut bonnet noir, fument leur kalyan, assis en cercle ; au milieu d’eux, un large plateau, contenant une montagne de roses sans tige, — roses persanes, toujours délicieusement odorantes, — et un samovar, pour le thé que des serviteurs renouvellent sans cesse, dans les tasses en miniature. Vu le caractère religieux de cette soirée, ma présence directe au jardin serait une inconvenance ; aussi m’installe-t-on seul, avec mon kalyan, dans l’appartement d’honneur, d’où je puis tout voir et tout entendre par la porte laissée ouverte.

L’un des invités monte sur un banc de pierre, au milieu des rosiers tout roses de fleurs, et raconte avec des larmes dans la voix la mort de cet Ali, khalife vénéré des Persans, en mémoire duquel nous voici assemblés. Les assistans, il va sans dire, soulignent son récit par des plaintes et des sanglots, mais surtout par des exclamations de stupeur incrédule ; ils ont entendu cela mille fois, et cependant ils ont l’air de s’écrier : « En croirai-je mes oreilles ? Une telle abomination, vraiment est-ce possible ? » Le conteur, quand il a fini, se rassied près du samovar, et, tandis qu’on renouvelle le feu des kalyans, un autre prend sa place sur le banc du prêche, pour recommencer dans tous ses détails l’histoire de l’inoubliable crime.

Le petit salon, où je veille à l’écart, est exquis d’archaïsme