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formidable. Au fond, dominant tout, la seconde grande ogive, ornée des inévitables faïences bleues, s’ouvre sur le sanctuaire obscur. Au faîte des murailles d’enceinte et au bord de toutes les terrasses d’alentour, les femmes perchées, immobiles et muettes, semblent un vol d’oiseaux noirs qui se serait abattu sur la ville. Dans un coin, un vieillard, abrité du remous humain par le tronc d’un mûrier centenaire, frappe comme un possédé sur un monstrueux tambour : trois par trois, des coups assourdissans, et battus très vite comme pour faire danser on ne sait quoi d’énorme ; — or, la chose qui danse en mesure est une sorte de maison soutenue en l’air, au bout de longs madriers, par des centaines de bras, et agitée frénétiquement malgré sa lourdeur. La maison dansante est toute recouverte de vieux velours de Damas et de soies aux broderies archaïques ; elle oscille à dix pieds au-dessus de la foule, au-dessus des têtes levées, des yeux égarés, et par instans elle tourne, les fidèles qui la portent se mettant à courir en cercle dans la mêlée compacte, elle tourne, elle tourbillonne à donner le vertige. Dedans, il y a un muezzin en délire, qui se cramponne pour ne pas tomber et dont les vocalises aiguës percent tout le fracas d’en dessous ; chaque fois qu’il prononce le nom du prophète de l’Iran, un cri plus affreux s’échappe de toutes les gorges, et des poings cruels s’abattent sur toutes les poitrines, d’un heurt caverneux qui couvre le son du tambour. Des hommes, qui ont jeté leur bonnet, se sont fait au milieu de la chevelure des entailles saignantes ; la sueur et les gouttes de sang ruissellent sur toutes les épaules ; près de moi, un jeune garçon, pour s’être frappé trop fort, vomit une bave rouge dont je suis éclaboussé.

D’abord on n’avait pas pris garde à ma présence, et je m’étais plaqué contre le mur, derrière mes deux guides inquiets. Mais un enfant lève par hasard les yeux vers moi, devine un étranger et donne l’alarme ; d’autres visages aussitôt se retournent, il y a une minute d’arrêt dans les plus proches lamentations, une minute de silence et de stupeur... « Viens ! » disent mes deux hommes, m’entourant de leurs bras pour m’entraîner dehors, et nous sortons à reculons, face à la foule, comme les dompteurs, lorsqu’ils sortent des cages, font face aux bêtes... Dans la rue, on ne nous poursuit pas...

Le soir, vers neuf heures, quand un silence de cimetière est