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Aussitôt l’arrivée au caravansérail, il faut se hâter vers le lieu saint, pour voir encore un peu de cette fête, qui doit se terminer avant la nuit close. Personne, d’abord, ne veut me conduire. Deux hommes, de figure énergique et d’épaules solides, longtemps indécis, consentent cependant à prix d’or. Mais l’un estime que je dois prendre une robe à lui et un de ses bonnets d’astrakan ; l’autre déclare que ce sera plus périlleux, et qu’il faut bravement garder mon costume d’Europe. Après tout, je reste comme je suis, et nous partons ensemble pour la grande mosquée, marchant vite, car il se fait tard. Nous voici, à la nuit tombante, dans le dédale sinistre dont j’avais prévu les aspects : murs sans fenêtres, murs de hautes prisons, avec, de loin en loin seulement, quelque porte bardée de fer ; murs qui de temps à autre se rejoignent par le haut, vous plongeant dans cette obscurité souterraine si chère aux villes persanes. Montées, descentes, puits sans margelle, précipices et oubliettes. Aux premiers momens, nous ne rencontrons personne, et c’est comme une course crépusculaire dans des catacombes abandonnées. Et puis, approchant du foyer d’une de ces clameurs, semblables au bruit des plages, dont la ville ce soir est remplie, nous commençons de croiser des groupes d’hommes, qui viennent tous du même côté, et dont la rencontre est presque terrible. Ils sortent de la grande mosquée, principal centre des cris et des lamentations, où la fête de deuil va bientôt finir ; par dix, par vingt ou trente, ils s’avancent en masse compacte, enlacés et courant, tête renversée en arrière, ne regardant rien ; on voit le blanc de leurs yeux, ouverts démesurément, dont la prunelle trop levée semble entrer dans le front. Les bouches aussi sont ouvertes et exhalent un rugissement continu ; toutes les mains droites frappent à grands coups les poitrines sanglantes. On a beau se ranger le long des murs, ou dans les portes si l’on en trouve, on est lourdement frôlé. Ils sentent la sueur et le fauve ; ils passent d’un élan irrésistible et aveugle comme la poussée de la houle.

Après les ruelles étroites, lorsqu’un arceau ogival nous donne accès dans la cour de la mosquée, ce lieu nous paraît immense. Deux ou trois mille hommes sont là, pressés les uns contre les autres et donnant de la voix : « Hassan, Hussein ! Hassan, Hussein[1] ! » hurlent-ils tous ensemble, avec une sorte de cadence

  1. Hassan, Hussein, les deux fils du khalife Ali.