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frappent si fort que la chair est tuméfiée et la peau presque sanglante ; on entend les coups résonner creux dans leur thorax profond. Le vieil homme qu’ils écoutent leur raconte, en couplets presque chantés, la Passion de leur prophète, et ils soulignent les phrases plus poignantes de la mélopée en jetant des cris de désespoir ou en simulant des sanglots. De plus en plus il s’exalte, le vieux derviche au regard de fou ; voici qu’il se met à chanter comme les muezzins, d’une voix fêlée qui chevrote, et les coups redoublent contre les poitrines nues. Toutes les dames-fantômes maintenant sont arrivées sur les toits alentour ; elles couronnent les terrasses et les murs branlans. Le cercle des hommes se resserre, pour une sorte de danse terrible, avec des bonds sur place, des trépignemens de frénésie. Et tout à coup, ils s’étreignent les uns les autres, pour former une compacte chaîne ronde, chacun enlaçant du bras gauche son voisin le plus proche, mais continuant à se meurtrir furieusement de la main droite, dans une croissante ivresse de douleur. Il en est dont le délire est hideux à faire pitié ; d’autres, qui arrivent au summum de la beauté humaine, tous les muscles en paroxysme d’action, et les yeux enflammés pour la tuerie ou le martyre. Des cris aigus et de caverneux rauquemens de bête sortent ensemble de cet amas de corps emmêlés ; la sueur et les gouttes de sang coulent sur les torses fauves. La poussière se lève du sol et enveloppe de son nuage ce lieu où darde un cuisant soleil. Sur les murs de la petite place sauvage, les femmes à cagoule sont comme pétrifiées. Et, au-dessus de tout, les cimes des montagnes, les neiges montent dans le ciel idéalement bleu.


Durant l’après-midi, nous voyageons à travers un pays de moins en moins désolé, rencontrant des villages, des champs de blé et d’orge, des vergers enclos de murs. Le soir, enfin, nous apercevons une grande ville, dans un simulacre d’enceintes formidables, et c’est Koumichah, qui n’est plus qu’à huit ou neuf heures d’Ispahan.

En Perse, les abords d’une ville sont toujours plus difficiles et dangereux pour les chevaux que la rase campagne. Et, avant d’arriver à la porte des remparts, nous peinons une demi-heure dans des sentiers à se rompre le cou, semés de carcasses de chameaux ou de mulets ; c’est au milieu des ruines, des éboulis, des détritus ; et, toujours, à droite ou à gauche, nous guettent ces