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avancées, et laissent tomber à pic leurs regards sur nous.

Contre l’autre paroi de la vallée, l’étroit sentier qui remonte vers les solitudes est encombré par quelques centaines d’indolens bourriquots qui ne se garent pas. Nos Persans, en cette occurrence et comme chaque fois qu’il y a obstacle, nous font prendre le galop en jetant de grands cris. Effroi et déroute alors parmi les âniers, et, avec tapage, nous arrivons en haut, dans la plaine aride et grisâtre, au niveau ordinaire de nos chevauchées.

C’est aujourd’hui la matinée des ânes, car nous en croisons des milliers, des cortèges d’une lieue de long, qui s’en reviennent d’Ispahan où ils avaient charroyé des marchandises, et s’en reviennent en flâneurs, n’ayant plus sur le dos que leur couverture rayée de Chiraz. Quelques-uns, il est vrai, portent aussi leur maître, qui continue son somme de la nuit, enveloppé dans son caftan de feutre, étendu à plat ventre sur le dos de la bonne bête, et les bras noués autour de son cou. Il y a aussi des mamans bourriques, chargées d’un panier dans lequel on a mis leur petit, né de la veille. Et enfin d’autres ânons, déjà en état de suivre, gambadent espièglement derrière leur mère.

Pas trop déserte, la région d’aujourd’hui. Pas trop espacées, les vertes petites oasis, ayant chacune son hameau à donjons crénelés, au milieu de quelques peupliers longs et frêles.

La halte de midi est au grand village de Makandbey, où plusieurs dames-fantômes, perchées au faîte des remparts, regardent dans la triste plaine, entre les créneaux pointus. Sous les arceaux du caravansérail, dans la cour, il y a quantité de beaux voyageurs en turban et robe de cachemire, avec lesquels il faut échanger de cérémonieux saints ; sur des coussins, des tapis aux couleurs exquises, ils sont assis par groupes autour des samovars et cuisinent leur thé en fumant leur kalyan.

Nous sommes à l’avant-dernier jour du carême de la Perse, et ce sera demain l’anniversaire de la mort d’Ali[1] ; aussi l’enthousiasme religieux est-il extrême à Makandbey. Sur la place, devant l’humble mosquée aux ogives de terre battue, une centaine d’hommes, rangés eu cercle autour d’un derviche qui psalmodie, poussent des gémissemens et se frappent la poitrine. Ils ont tous mis à nu leur épaule et leur sein gauches ; ils se

  1. Ali, Khalife de l’islam, le quatrième en date après Mahomet, particulièrement vénéré en Perse. Ali tomba sous le poignard d’un assassin et ses deux fils, Hassan et Hussein, furent massacrés.