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cendre, il y a des cavernes, des souterrains, des trous profonds et béans, d’où l’on a tiré jadis cette prodigieuse quantité de terre pour l’échafauder si follement là-haut. Il y a aussi une mosquée, un monumental caravansérail aux murs décorés d’arceaux en faïence bleue ; il y a la rivière, avec son pont courbé en arc de cercle ; il y a la fraîcheur des ruisseaux, des blés, des jeunes arbres ; il y a la vie des caravanes, le gai remuement des chameliers et des muletiers, l’amas sur l’herbe des ballots de marchandises, toute l’animation d’un lieu de grand passage. Voici même, dans un champ, quelques centaines de pains de sucre qui se reposent par terre, et remonteront ce soir à dos de chameau pour se répandre dans les villages les plus reculés des oasis, — de très vulgaires pains de sucre enveloppés de papier bleu comme ceux de chez nous ; les Persans en font une consommation considérable, pour ces petites tasses de thé très sucré qu’ils s’offrent les uns aux autres du matin au soir. — (Et ces pains, qui, jusqu’à ces dernières années, étaient fournis par la France, viennent maintenant tous de l’Allemagne et de la Russie : j’apprends cela en causant avec des tcharvadars, qui ne me cachent pas leur pitié un peu dédaigneuse pour notre décadence commerciale.)

Des groupes compacts de chameaux entourent notre caravansérail, et c’est l’instant où ils jettent ces affreux cris de fureur ou de souffrance, qui ont l’air de passer à travers de l’eau, qui ressemblent à des gargouillemens de noyé : nous soupons dans ce vacarme, comme au milieu d’une ménagerie.

Cependant le silence revient à l’heure de la lune, de la pleine lune, coutumière de fantasmagories et d’éclairages trompeurs, qui magnifie étrangement la vieille cité saugrenue juchée là-haut dans notre ciel, et la fait paraître toute rose, mais rigide et glacée.


Jeudi 10 mai. — Le matin, pour sortir de la grande oasis en contre-bas du désert, il nous faut cheminer au milieu des trous et des cavernes, au pied même de la ville perchée, presque dessous, tant elle surplombe ; la retombée du rocher qui la supporte nous maintient là dans une ombre froide, quand le beau soleil levant rayonne déjà partout. Au-dessus de nos têtes, beaucoup de ces gens, qui nichent comme les aigles, sont au bord de leurs terrasses menaçantes, ou bien se penchent à leurs fenêtres