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de cinq heures, et nous sommes tout à l’ivresse physique d’aller en avant dans l’espace. Le soleil qui monte brûle un peu nos têtes ; mais, pour nous rafraîchir, un vent souffle, qui a passé sur les neiges ; des cimes blanches continuent de nous suivre des deux côtés de ces plaines, qui sont comme une sorte d’avenue mondiale, large de plusieurs lieues, et longue, on ne sait combien...

A onze heures, une tache plus franchement verte se dessine là-bas, et vite grandit ; pour nos yeux, déjà habitués aux oasis de l’Iran, cela indique un coin, où passe un ruisseau, un coin que l’on cultive, un groupement humain. En effet, des remparts, des créneaux se mêlent à ces verdures toutes fraîches et frileuses ; c’est un pauvre hameau, qui s’appelle Kader-Abad, et qui se donne des airs de citadelle avec ses murailles en terre croulante. Là, nous prenons le repas de midi, sur des tapis de Chiraz, dans le jardinet de l’humble caravansérail, à l’ombre de mûriers grêles, effeuillés par les gelées de printemps. Et le mur, derrière nous, se garnit peu à peu de têtes de femmes et de petites filles, qui émergent timidement une à une, pour nous regarder.

Nous allions repartir, quand une rumeur emplit le village ; tout le monde court ; il se passe quelque chose... C’est, nous dit-on, une grande dame qui arrive, une très grande dame, même une princesse, avec sa suite. Elle voyage depuis une semaine, elle se rend à Ispahan, et, pour cette nuit, elle compte demander à Kader-Abad la protection de ses murs.

En effet, voici une troupe de cavaliers, ses gardes, qui la précèdent, montés sur de beaux chevaux, avec des selles brodées, frangées d’or. Et, dans la porte à donjon du rempart, une chose tout à fait extraordinaire s’encadre : un carrosse ! Un carrosse à rideaux de soie pourpre, qui roule dételé, traîné par une équipe de bergers ; il est venu de Chiraz, paraît-il, par des chemins plus longs mais moins dangereux que les nôtres ; cependant une roue s’est rompue, il a fallu renforcer tous les ressorts avec des cordes, le trajet n’a pas été sans peine. Et, derrière la voiture endommagée, la belle mystérieuse s’avance d’un pas tranquille. Jeune ou vieille, qui pourrait le dire ? Bien entendu, c’est un fantôme, mais un fantôme qui a de la grâce ; elle est tout enveloppée de soie noire, avec un loup blanc sur le visage, mais ses petits pieds sont élégamment chaussés, et sa main fine, qui retient le voile, est gantée de gris perle. Pour mieux voir, toutes les