Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abusent quelquefois malgré le Coran, Cette route du Nord est beaucoup plus fréquentée que celle de Bouchir, par où nous sommes venus ; aussi voyons-nous, dans les champs, des centaines de chameaux entravés, debout ou accroupis au milieu d’innombrables ballots de caravane : cela remplace, en ce pays d’immobilité heureuse, les ferrailles et les monceaux de charbon aux abords de nos grandes villes.

Ensuite, par des sentiers de traverse, nous chevauchons vers le parc funéraire où repose, depuis tantôt six cents ans, le poète anacréontique de la Perse. On sait la destinée de cet Hafiz, qui commença par humblement pétrir du pain, dans quelque masure en terre de la Chiraz du XIVe siècle, mais qui chantait d’intuition, comme les oiseaux ; rapidement il fut célèbre, ami des vizirs et des princes, et charma le farouche Tamerlan lui-même. Le temps n’a pu jeter sur lui aucune cendre ; de nos jours encore ses sonnets, populaires à l’égal de ceux de Saadi, font la joie des lettrés de l’Iran aussi bien que des plus obscurs tcharvadars, qui les redisent en menant leur caravane.

Il dort, le poète, sous une tombe en agate gravée, au milieu d’un grand enclos exquis, où nous trouvons des allées d’orangers en fleurs, des plates-bandes de roses, des bassins et de frais jets d’eau. Et ce jardin, d’abord réservé à lui seul, est devenu, avec les siècles, un idéal cimetière ; car ses admirateurs de marque ont été, les uns après les autres, admis sur leur demande à dormir auprès de lui, et leurs tombes blanches se lèvent partout au milieu des fleurs. Les rossignols, qui abondent par ici, doivent chaque soir accorder leurs petites voix de cristal en l’honneur de ces heureux morts, des différentes époques, réunis dans une commune adoration pour l’harmonieux Hafiz, et couchés en sa compagnie.

Il y a aussi, dans le jardin, des kiosques à coupole, pour prier ou rêver. Les parois en sont entièrement revêtues d’émaux de toutes les nuances de bleu, depuis l’indigo sombre jusqu’à la turquoise pâle, formant des dessins comme ceux des vieilles broderies ; de précieux tapis anciens y sont étendus par terre, et les plafonds, ouvragés en mille facettes, en mille petits compartimens géométriques, ont l’air d’avoir été composés par des abeilles. On entretient là, dans une quantité de vases, d’éternels bouquets, et, ce matin, de pieux personnages sont occupés à les renouveler : des roses, des gueules-de-lion, des lys, toutes les