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Ce lieu, solitaire dans le jour, doit être fréquenté aux heures discrètes du crépuscule et de la nuit, car des pas nombreux ont foulé le sol, et des sentiers battus s’en vont dans tous les sens. Les Chiraziens se promènent sur les maisons, sur les rues, sur la ville, et ils se servent de leurs toits comme de dépotoirs ; on y trouve de tout, — même un cheval mort que voici, déjà vidé par les corbeaux. C’est au-dessous de cette croûte de terre, de cette espèce de carapace où nous sommes, que se déploie toute l’activité de Chiraz ; la vie y est souterraine, un peu étouffée, mais ombreuse et fraîche, d’ailleurs très abritée des averses, tandis qu’ici, en haut, on est exposé, comme dans nos villes d’Occident, aux fantaisies du ciel.

Tous les monumens de vieille faïence, que d’en bas l’on apercevait si mal, — grands dômes arrondis et renflés en forme d’œuf, tours carrées, ou petits obélisques imitant des colonnes torses et des fuseaux, — se dressent dégagés et éclatans, au loin ou auprès, sur cette espèce de prairie factice. Prairie du reste malpropre et râpée, dans les entrailles de laquelle on entend comme le bourdonnement d’une ruche humaine ; des galops de chevaux, des sonneries de caravanes, des cris de marchands, des voix confuses, vous arrivent d’en dessous, des rues couvertes, des tunnels qui s’entre-croisent dans l’immense taupinière. Ces toits qui communiquent ensemble sont souvent d’inégale hauteur, et alors il y a des montées, des descentes, de dangereuses glissades ; il y a des trous aussi, nombre de crevasses et d’éboulemens dans les quartiers en ruines ; mais les longues avenues droites des bazars fournissent des chemins faciles, où chacune des ouvertures, par où les gens d’en dessous respirent, vous envoie au passage une clameur imprévue. Pour nous rapprocher d’une grande mosquée toute bleue, la plus ancienne et la plus vénérée de Chiraz, nous cheminons en ce moment au-dessus du bazar des cuivres, entendant, comme dans les profondeurs du sol, un extraordinaire tapage, le bruit d’un millier de marteaux.

De temps à autre, la vue plonge dans quelque cour, où il serait impoli de beaucoup regarder ; les murs de terre, croulans comme partout, y sont ornés de faïences anciennes aux nuances rares, et on y aperçoit des orangers, des rosiers couverts de fleurs. Mais le soleil de Perse darde un peu trop sur ces toits semés de détritus, où l’herbe est roussie comme en automne, et vraiment on envie la foule d’en dessous, qui circule à l’ombre.