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qui a promis de nous conduire un de ces jours au tombeau du poète Saadi et à celui du noble Hafiz.

Et puis, chez les van L.., où j’ai presque une joie, ce soir, à retrouver des gens de mon espèce, autour d’une table où fume le thé de cinq heures. Ils m’apprennent cette fois qu’il y a trois autres Européens à Chiraz, là-bas dans les jardins de la banlieue : un missionnaire anglican et sa femme ; un jeune médecin anglais, qui vit solitaire, charitable aux déshérités. — Ensuite Mme van L... me confie son rêve de faire venir un piano ; on lui en promis un démontable, qui pourrait se charger par fragmens sur des mules de caravane !... Un piano à Chiraz, quelle incohérence ! D’ailleurs, non, je ne vois pas cela, ce piano, même démonté, chevauchant la nuit dans les escaliers chaotiques de l’Iran.

Au logis, où nous rentrons nous barricader à l’heure du Moghreb, deux incidens marquent la soirée. Les muezzins, au-dessus de la ville, finissaient à peine de chanter la prière du soleil couchant, quand mon serviteur accourt tout ému dans ma chambre : « La dame est là sur le toit, qui ramasse ses chaussettes vertes ! » Et je me précipite avec lui... La dame est là en effet, plutôt décevante à voir de dos, empaquetée dans des indiennes communes, et les cheveux couverts d’un foulard... Elle se retourne et nous regarde, l’œil narquois, comme pour dire : « Mes voisins, ne vous gênez donc point ! » Elle est septuagénaire et sans dents ; c’est quelque vieille servante... Etions-nous assez naïfs de croire qu’une belle monterait sur ce toit, au risque d’être vue !

Deux heures plus tard ; la nuit est close et la chanson des chouettes commencée sur tous les vieux murs d’alentour. A la lumière des bougies, fenêtres ouvertes sur de l’obscurité diaphane, je prends le frugal repas du soir, en compagnie de mon serviteur français, qui est resté mon commensal par habitude contractée dans les caravansérails du chemin. Un pauvre moineau, d’une allure affolée, entre tout à coup et vient se jeter sur un bouquet de ces roses-de-tous-les-mois, si communes à Chiraz, qui ornait le très modeste couvert. Atteint de quelque blessure qui ne se voit pas, il a l’air de beaucoup souffrir, et tout son petit corps tremble. N’y pouvant rien, nous nous contentons de ne plus bouger, pour au moins ne pas lui faire peur. Et l’instant d’après, voici qu’il râle, à cette même place, là sous nos yeux ; il est fini sa tête retombe dans les roses. « C’est quelque mauvaise bête qui