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nous suivons, passent aussi, au carillon de leur mille petites cloches, quelques tardives caravanes de mules, qui rentrent en ville après l’heure. Et dans le lointain on aperçoit la route d’Ispahan, avec l’habituel cortège des ânons et des chameaux qui font communiquer ce pays avec la Perse du Nord.

Elles sont de diverses conditions, ces femmes qui se promènent et s’en vont à la cueillette des roses ; mais le voile noir, l’aspect funéraire est le même pour toutes. De près seulement, les différences s’indiquent, si l’on observe la main, la babouche, les bas plus ou moins fins et bien tirés. Parfois une plus noble dame, aux bas de soie verte, aux doigts chargés de bagues, est assise sur une mule blanche, ou une ânesse blanche, qu’un serviteur tient par la bride et qui est recouverte d’une houssine frangée d’or. Les enfans de l’invisible belle suivent à pied ; les petits garçons, même les plus bébés, très importans, avec leur bonnet haut de forme en astrakan et leur robe trop longue ; les petites filles, presque toujours ravissantes, surtout celles d’une douzaine d’années, que l’on ne masque pas encore, mais qui portent déjà le voile noir et, dès qu’on les regarde, le ramènent sur leur visage, dans un effarouchement comique.

Tout ce beau monde disparaît, par les portes ogivales, au fond des jardins murés où l’on passera le reste du jour. Bientôt nous sommes seuls avec les gens du commun, dans la campagne gris rose et vert tendre, sous le ciel exquis. Plus rien à voir ; revenons donc vers la vieille ville de terre et d’émail, où nous pénétrerons par quelque brèche des remparts.

Il fait tout de suite sombre et étouffant, lorsque l’on rentre dans le labyrinthe voûté, qui est aujourd’hui presque désert. Une tristesse de dimanche pèse sur Chiraz, tristesse encore plus sensible ici que sur nos villes occidentales. Le grand bazar surtout est lugubre, dans l’obscurité de ses voûtes de briques ; les longues avenues où l’on ne rencontre plus âme qui vive, où toutes les échoppes sont bouchées avec de vieux panneaux de bois, fermées avec de gros verrous centenaires, ont un silence et un effroi de catacombe. L’oppression de Chiraz devient angoissante par une telle journée, et nous sentons l’envie de nous en aller, coûte que coûte, de reprendre la vie errante, au grand air, dans beaucoup d’espace...

Aujourd’hui, que faire ? Après le repos méridien, allons fumer un kalyan et prendre un sorbet à la neige chez le bon Hadji-Abbas,