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se secoue un peu, et on s’apprête à reprendre la marche. Nous gagnons aussitôt la porte Ha-Ta-Men, qui est, à ce moment, grande ouverte. En route, nous croisons quelques soldats étrangers qui frappent sur les portes des maisons ayant quelque apparence, pour se faire ouvrir et demander du thé ; à travers les battans entre-bâillés, des têtes apparaissent apeurées ; des mains tendent un plateau chargé de tasses remplies de ce liquide. Nous voilà dans la ville tartare, dont nous longeons un moment la muraille pour arriver bientôt dans la rue des Légations.

« D’après les renseignemens que nous possédions, ce quartier des Légations se distinguait, par un aspect particulier, du reste de la capitale chinoise. La rue des Nations-Etrangères qui le traversait dans toute sa longueur, formait une large artère, propre, très bien entretenue, avec des constructions bien alignées, etc. En y arrivant, on avait là l’illusion d’un quartier de ville européenne. Hélas ! que de changemens en peu de temps ! Il est impossible de reconnaître son chemin au milieu des obstacles accumulés et des ruines que nous traversons ! Partout des pans de mur léchés par les flammes et noircis par le feu ! Quelques-uns sont percés de milliers et de milliers de trous, montrant que, parmi ces ennemis qui disposaient de tant de moyens de destruction, il en est qui n’hésitaient pas à employer les procédés les plus primitifs pour produire un résultat qu’ils eussent facilement obtenu avec quelques coups de pioche. Partout, des décombres entassés les uns sur les autres ! Dans la rue principale et dans les ruelles adjacentes, s’élèvent de toutes parts des barricades en briques ; par-ci, par-là, des coupures sur la route, des tranchées, des passages ouverts dans les murs, pour faire communiquer les maisons entre elles. Quelques cadavres de Célestes, presque en putréfaction, jonchent le sol. C’est vraiment un spectacle de désolation et d’horreur ! L’acharnement des Chinois à tout détruire dans ce qui fut le quartier européen, l’effort inouï fait par une poignée de braves pour résister aux attaques furieuses et continues de cette horde de forcenés, sont autant d’énigmes. Comment reste-t-il encore un Européen debout ? Comment s’expliquer que ces Chinois, après avoir défié toute l’Europe, en massacrant l’un de ses représentans, et après avoir persisté depuis deux mois dans ces sentimens de haine, n’aient pas pu venir à bout, avec l’armement dont ils disposaient et leur nombre, qui pouvait toujours grossir, de quelques marins et de quelques