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vaste littérature de l’Europe, passé sept ans dessus, et qu’on ne disait point mon livre ennuyeux, j’étais excusable d’envoyer mon livre au concours.

Quant aux phrases que tu blâmes, mon cher ami, considère seulement une chose : crois-tu qu’on ferait le métier que je fais, si l’on ne croyait son idée vraie ? Non, cent fois non. Mieux vaudrait mille fois être banquier, épicier ; au moins on gagnerait de l’argent, on aurait une maison, une famille, le teint frais, et le plaisir de digérer pacifiquement au dessert. Nous n’avons qu’une seule compensation, la croyance intime que nous sommes tombés sur quelque idée générale très large, très puissante, et qui d’ici à un siècle gouvernera une province entière des études et des connaissances humaines. Autrement ce serait faire un métier d’oie que de juger pour la centième fois Shakspeare, ou d’aller ramasser d’illustres inconnus comme Barrow ou Sidney pour les déterrer et les mettre en file. Nous ne valons, nous ne vivons, nous ne travaillons, nous ne résistons que grâce à notre idée philosophique. Or la mienne est que tous les sentimens, toutes les idées, tous les états de l’âme humaine sont des produits, ayant leurs causes et leurs lois, et que tout l’avenir de l’histoire consiste dans la recherche de ces causes et de ces lois. L’assimilation des recherches historiques et psychologiques aux recherches physiologiques et chimiques, voilà mon objet et mon idée maîtresse ; que les deux classes de faits soient de dignité et d’ordre différens, je n’y contredis pas ; mais quant au mode de génération, j’ai passé dix ans à prouver la ressemblance ; je te donne ma parole que je n’ai jamais songé en écrivant à faire du scandale ; j’ai toujours cherché l’expression la plus exacte, la plus nette, bref la formule ; je n’ai jamais cherché autre chose ; et je crois que le droit et le devoir d’un écrivain est, coûte que coûte, lorsqu’il a bien réfléchi, d’exprimer sa pensée avec toute la précision et toute la force possible, sans songer aux atermoiemens et aux compromis.

J’ai trouvé à mon retour la petite lettre de Mme de Witt ; je l’en remercie et je profiterai de ses remarques[1].

J’ai passé trois mois en Italie, voyant et interrogeant le plus possible, je complète en ce moment mon voyage par mes lectures ; je tâcherai d’en tirer quelque chose. Cela va me retenir à

  1. Sur l’Histoire de la littérature anglaise.