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je vais dans un village quelconque aux environs de Fontainebleau ; je passerai un mois à marcher et à ne rien faire. Je vous invite.

Gardez votre tête mieux que je n’ai fait la mienne, et écrivez-moi, si vous pouvez ; d’ici on m’enverra vos lettres,


A Guillaume Guizot.


Paris, 25 juillet 1856.

Je vous remercie, mon cher Guillaume, de votre Alfred. Je l’ai lu avec soin ; et, selon le traité, je vais vous dire exactement ce que j’en pense.

Je le trouve grave, sérieux, solide, savant, bien composé. Il a ce qui manquait à Ménandre, l’ordre, la division régulière, le mouvement continu, l’entraînement logique, plus de précision et de vigueur. Vous me disiez que sur Alfred vous me réfutiez d’un bout à l’autre. Je ne le crois pas. Nos deux points de vue diffèrent, voilà tout ; vous dites : à considérer les barbares parmi lesquels Alfred avait été élevé, on doit le tenir pour un homme très réfléchi, très sensé, inventif et lettré. — J’essayais de dire : quoiqu’il soit le Charlemagne de son siècle, on trouve dans ses écrits et dans sa vie les traces de la barbarie qui l’entourait. — Selon vous il est civilisé par rapport aux barbares, selon moi il est barbare par rapport aux civilisés. Les deux jugemens peuvent très bien aller ensemble et, pour moi, j’accepte le vôtre de bon cœur.

J’arrive aux reproches. Je vous avoue que le livre me paraît inférieur à Ménandre. Vous avez retranché la jeunesse qu’on voyait dans votre premier ouvrage, l’abondance, le luxe d’érudition et d’idées, le ravissement d’apprendre, de trouver, de penser, les mille finesses et délicatesses qui s’entre-croisaient et se surchargeaient les unes les autres, en un mot le genre d’excès et de force qui mettaient le livre hors ligne. Le bon raisonnement et le plan exact d’Alfred ne remplacent pas cela. Ils ne sont pas poussés assez loin dans leur genre pour faire saillie, pour vous constituer une originalité, un caractère personnel et tranché. Il me semble que vous vous êtes tenu en bride pendant deux cent cinquante pages, que vous n’avez pas osé suivre votre allure, vous lancer.

Je crois qu’un talent consiste dans un ensemble de qualités