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que vous. Je ne vous ai point porté mon petit livre, cela vous fournira une raison, ou un prétexte, pour venir causer dans mon trou.


A Guillaume Guizot.


Paris, 25 octobre 1855.

Vous vous moquez de moi, mon cher Guillaume, et vous avez raison. Je m’en doutais un peu, c’est pourquoi j’ai coupé les ailes à mon dithyrambe. Du reste, un dithyrambe n’est pas une profession de foi. Distinguez, je vous prie, le moi scientifique, analyste, raisonneur de l’année scolaire et le moi sentant des vacances. Prenez mes folies pour ce qu’elles sont. Un instant j’ai senti tout haut, et je vous ai raconté les songes plus ou moins creux que me suggéraient les arbres. Je ne les impose à personne, et je ne les conseille à personne. A la réflexion, je trouve que, s’ils me plaisent, probablement ils doivent déplaire aux autres. Le fond en est triste, et je l’avais oublié en vous les écrivant. Entre vingt et vingt-cinq ans, une corde s’est cassée dans ma machine ; j’ai essayé en vain de la raccommoder. Elle est restée pendante, entortillée aux autres ; et quand j’essaye de jouer de mon instrument, elle le fait détonner. Pardonnez-moi les sons désagréables. Ils me sont si naturels qu’ils sont involontaires ; et quand vous les entendrez, songez à la maudite corde qui traîne et que je n’ai pu rattacher. Le moi scientifique accorde de tout son cœur que l’homme vaut mieux que la plante ; et il explique au moi sentant pourquoi les songes creux dont je vous parle lui font plaisir. Quand on se transporte ainsi et qu’on s’incarne dans une pierre ou dans une bruyère, on y transporte et l’on y incarne un animal sentant et pensant. Celui-ci jouit de la tranquillité du nouvel être qu’il habite, il est heureux par contraste et la sérénité de la nature pacifie ses idées et ses passions. C’est une illusion, je l’avoue, mais pourquoi la détruire ? Je n’ai pas le courage de réfuter mon plaisir, et j’éprouve un contentement extrême en sentant le logicien que j’ai nourri en moi-même s’en aller, s’effacer, disparaître, et laisser la place à l’enfant.

Ne me croyez pas non plus aussi inconséquent que vous le dites. De ce que j’aime les plantes et les grands horizons, on ne peut pas trop conclure que je dois aimer le vin de Champagne. Les sensations qu’elles donnent ne ressemblent guère aux sensations