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l’ont broyée, l’ont réduite en poussière et l’ont jetée en liberté sur l’humanité tout entière ! Et c’est maintenant que vous cherchez à en rassembler quelques fragmens épars pour en faire un minuscule bloc d’autorité, contre lequel donneront d’ensemble toutes les libertés que vous avez réalisées. Folie ! »

À ce moment et sur ces hauteurs, M. Clemenceau était à une distance infinie de l’extrême gauche : il avait semé dans sa course « ses amis » époumonés et qui ne se relevaient un à un que pour l’interrompre. Mais il devait les rejoindre bientôt, au tournant de la route ; à la descente, il se retrouvait avec eux, ils se retrouvaient en lui ; et nous, en lui, nous retrouvions l’homme que nous connaissions, et que, pendant une heure, ils n’avaient plus reconnu.

Un homme s’est rencontré, il y a une trentaine d’années, dans les assemblées françaises, dont on a dit qu’il a, dans ses discours, les apparences de la précision la plus serrée et qu’il conserve ces apparences en se trompant du tout au tout et en trompant ceux qui l’écoutent. Il n’y a pas d’esprit plus logiquement faux que le sien. Il est rigoureusement dialectique, mathématiquement scientifique, implacablement déductif, mais à côté de la vérité, et très souvent contre elle. Sa cervelle est meublée, dans ses cases politiques, de deux ou trois concepts a priori, concepts arbitraires et mal fondés à leur point de départ, dont exprimera, chemin faisant, tout ce qu’ils contiennent, poussant triomphalement jusqu’au bout, sans hésiter, à travers l’absurde. La chaîne de ses raisonnemens est attachée, dans la plupart des cas, à un piquet de bois vermoulu, mais il n’y manque point une maille, et à qui la tient les yeux clos, à qui n’examine pas de tout près le premier anneau, elle parait d’une solidité à l’épreuve. — Ou le portrait n’est pas ressemblant, ou c’est là le portrait d’un sophiste.

Dans la discussion sur la liberté de l’enseignement, et en général dans les questions religieuses, le sophisme de M. Clemenceau est celui-ci : parce qu’il veut la liberté, il commence par ne pas vouloir la liberté pour ceux qu’il suppose ne pas vouloir la liberté ; c’est-à-dire qu’il veut la liberté comme il la veut, lorsqu’il l’a supprimée pour ceux qui ne le veulent pas comme lui ; c’est-à-dire que le sophisme gît dans le concept a priori qu’il s’est formé de la liberté. Étant donné ce piquet de bois vermoulu, la liberté entendue ainsi qu’il l’entend, il y attache la chaîne de son raisonnement, qui se déroule sans cassure. Faisons la table rase, faisons le désert ; quand il n’y aura plus personne qui ne pense ce que nous pensons, tout le monde sera libre de penser comme nous. Était-ce bien la peine de tonner si fort contre le