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Mais plus intéressantes encore et d’une portée plus haute sont les pages où M. Andrew Lang, après tous ces « mystères » authentiques, nous fait voir la monstrueuse et révoltante ineptie d’un faux mystère qui, depuis cinquante ans bientôt, ne cesse point d’affoler, en Angleterre, en Amérique, et jusqu’en Allemagne, un nombre incroyable de magistrats retraités, propriétaires ruraux, privat-docents, et vieilles demoiselles : et c’est, on l’entend bien, la question de savoir par qui ont été écrites les pièces de Shakspeare. L’attribution de ces pièces à Bacon a contre elle, comme le dit M. Lang, « tous les écrivains qui ont une autorité spéciale au sujet de Shakspeare, et tous ceux qui ont une autorité spéciale au sujet de Bacon, et, en général, à peu près l’unanimité des historiens et des critiques de la littérature anglaise : » ce qui n’empêche pas que, chaque jour, quelque nouveau livre apparaisse, — accueilli avec enthousiasme par les innombrables ligues ou sociétés baconiennes, — pour apporter quelque nouvelle preuve de l’incapacité littéraire de Shakspeare, ou du génie poétique de Bacon, ou de la concordance entre l’œuvre du philosophe et celle du poète. Et quelles preuves ! il faut en lire l’exposé, dans la très impartiale étude de M. Lang, pour mesurer toute la fragilité de cette raison humaine qui prétend à s’émanciper désormais de toute contrainte, et à diriger seule les destinées du monde.

Un des principaux argumens des « Baconiens, » par exemple, est que l’auteur des drames shakspeariens a dû savoir le grec. Pope a dit quelque part que « Shakspeare suivait les auteurs grecs, et, en particulier Darès Phrygius. » Comment croire que l’acteur du Globe ait pu « suivre » cet écrivain de Phrygie ? Mais le fait est que Darès Phrygius était l’auteur supposé d’un roman du moyen âge sur la Guerre de Troie, dont certains épisodes avaient été longtemps populaires dans toute la chrétienté : et Pope voulait dire seulement que Shakspeare, dans les sujets homériques, avait suivi la légende du moyen-âge au lieu du récit même des auteurs anciens. Ou bien encore les « Baconiens, » découvrant dans l’œuvre de Shakspeare des analogies (d’ailleurs assez vagues) avec des pièces d’Euripide ou de Plaute, en concluent que cette œuvre ne saurait avoir été écrite que par un érudit : ils oublient que Plaute, Euripide, Hérodote, non seulement avaient été traduits en anglais dans les dernières années du XIVe siècle, mais encore que leurs traductions étaient à ce moment la lecture courante du public tout entier. D’une façon générale, les « Baconiens » sont toujours portés à concevoir les mœurs du temps d’Elisabeth sur le modèle des mœurs d’à présent : toujours, au fond de