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qu’enfoncer plus avant le soupçon dans le cœur de Sabrier. Celui-ci, pour savoir la vérité, fait appeler sa femme, Antoinette, et la questionne à son tour. Elle aussi essaie de mentir, mais elle hésite, se trahit. Indigné, Sablier déchire le chèque qui représentait pour lui la délivrance, le rétablissement de ses affaires, et par ce geste signe sa déchéance définitive. Il chasse les coupables et se tue. — La situation est vraiment dramatique, faite d’un conflit de sentimens. Nous nous associons aux angoisses de cet être humain, engagé dans une impasse, au bout de laquelle il n’y a que l’infamie. Il est fâcheux seulement que, pour arriver à ce troisième acte, nous ayons été obligés de passer par les deux premiers, et que ces deux premiers actes, d’une allure pénible, d’un tour conventionnel, en nous donnant l’impression d’être continûment en dehors de la vie nous aient par avance gâté notre plaisir.

Le premier acte d’Antoinette Sabrier s’encadre dans le décor d’une fête chez Sabrier. Nous y voyons paraître Antoinette entourée, adulée et mélancolique. Au milieu de ce luxe, elle ne se sent pas heureuse, car avant tout elle avait rêvé d’être aimée ; et Sabrier l’aime, sans doute, mais à sa manière, entre deux opérations de bourse ; c’est pourquoi elle éprouve une grande impression de vide et d’impérieux besoins de tendresse qui ne sont pas satisfaits. Elle est vertueuse, cela va sans dire, et même d’une vertu farouche. Car ce ne sont pas les adorateurs qui lui manquent ; et, puisque dans le monde de mœurs faciles où elle vit, la calomnie les lui donne tous pour amans, elle a donc plus de mérite qu’une autre à les repousser. Un certain Jamagne, qui est le principal commanditaire de son mari et affirme tenir dans ses mains la situation du ménage, vient de lui faire des propositions d’une galanterie comminatoire. Elle n’a voulu rien comprendre. Elle a auprès d’elle un ami, Doreuil, confident de ses plus secrètes pensées et de ses plus intimes tristesses : et elle l’a réduit au rôle de soupirant platonique. Antoinette est celle qui n’aimera jamais, et de là vient qu’elle passe à travers la vie en désenchantée. Mais il ne faut jamais défier l’amour, qui nous guette, qui se venge. Un jeune homme n’est-il pas venu à cette fête, invité par hasard, un certain René Dangenne, riche, indépendant, hautain, beau ténébreux, qu’une grande passion malheureuse a rendu célèbre et cher à toutes les femmes ? Antoinette n’a pas causé depuis cinq minutes avec lui qu’elle se sent déjà envahie par une douceur inconnue.

La flamme que nous avons vue naître au premier acte, est, au second, devenue incendie. Antoinette, précisément parce qu’elle est une