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Le 1er octobre 1839.

« Chère Madame et amie,

« J’étais vraiment inquiet quand votre lettre est arrivée : j’apprends avec plaisir que vous êtes bien (sauf la fluxion d’Olivier) et que c’est le séjour de Burier qui seul vous a un peu ensommeillée. Ici on dort très peu ; l’activité est grande, autant que la disette, la famine au propre et au figuré. La littérature s’en ressent plus que jamais ; ce sont des concurrences, des entre-mangeries perpétuelles. L’autre jour, Villemain a failli provoquer comme ministre la fondation d’un immense journal littéraire et scientifique qui tuait tous ceux qu’il n’englobait pas. A son insu, on m’avait offert la branche littéraire à diriger, et j’ai ainsi tout appris : l’affaire n’est qu’ajournée. C’est un aiguillon pour Buloz et aussi une angoisse ; pour moi, je meurs de faim presque à la lettre, ou du moins, sauf le dîner, je manque de tout. Depuis mon manifeste contre les industriels, je suis loin d’être plus lier que jamais et pourtant plus gueux : voilà ce que c’est que l’honneur. A cela il y a des compensations, l’automne est redevenu charmant : chaque matin, Paris est émaillé de monde. La vie physique et le soleil sont beaucoup dans la joie.

« Je n’ai pourtant que ce qui fait le strict nécessaire, croyez-le bien. J’espère que l’article d’Olivier pourra passer dans la Revue du 15 octobre. Buloz, qui n’a pas encore lu, y compte, et j’espère qu’il ne lira que pour la forme ; il est tout préparé. Il est assez en goût de Töpffer de Genève, ce serait assez bon de le recruter. On aurait ainsi, parmi les troupes d’élite et sa garde royale, un peloton de Suisses français. Mlle Rachel a la poitrine très atteinte ; elle ne joue plus, elle a grandi de deux pouces. On croit qu’elle s’en va. Elle est si jeune pourtant ! Mme Dudevant a donné un drame aux Français, qu’on va jouer dans quelques jours : Le baiser dans l’amour. C’est la grande nouvelle. Il paraît que c’est très bien

« O mauvaise plume critique et trop amie pour cela ! Vous n’avez pas osé, peureuse, et vous m’avez chatouillé au lieu de me piquer !

« J’ai compris ainsi à travers les triples voiles et la rougeur ; les vers sur l’Italie, et notamment certain sonnet sur Saint-Laurent, sont vraiment trop doux pour être nés en si beau lieu. Passe encore quand on est entre Aï ou sur le chemin nouveau