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revoyant plus tard, je reverrai la splendeur opprimante de ces journées, la magnifique eau fangeuse coupant droit entre les campagnes de pagodes et de cocotiers.

Il y a les jonques monumentales qui passent en écran noir sur le fleuve et le ciel éblouissans. On dirait des galères du moyen âge. Même profonde courbe, même remontée puissante hors de l’eau, de la quille, à l’arrière et à l’avant, leurs poupes se retroussant, s’incurvant comme une queue de poisson qui va frapper l’eau du plat de son triangle. Là-dessus, haut dressé, le siège du barreur, un trône, un trône immense, compliqué comme le château de nos vieilles nefs, mais sculpté comme une balustrade de monastère, — un somptueux entremêlement de fleurs et de génies et de bêtes stylisées. Et seul, tout petit, perdu dans cette magnificence, l’homme de barre, demi-nu, en chapeau-champignon, détache en plein ciel son profil anguleux de Mongol. Il y a les flamans roses, les oies sauvages et les cigognes qui volent en triangles. A suivre sur les collines bleues, sur les fonds rouges du soir où se découpent les grêles bambous prochains, à suivre leurs cous tendus, leurs longues pattes pendantes, le battement un peu gauche de leurs grandes ailes, leurs façons spéciales de se composer avec ces paysages, on sent d’abord que l’on est devant du déjà vu ; on s’étonne, on cherche où déjà ces images se sont présentées… Ah ! sur tant de broderies chinoises ; — la sempiternelle décoration des soies et des paravens chinois !

Il y a les éléphans que, de loin en loin, on voit patauger dans la boue de la rive. Attelés à des flottilles de madriers qu’un insecte d’homme accroche à leurs bretelles, ils les traînent hors de l’eau, les rangent avec une méthode imperturbable, et leurs genoux se plient d’une façon presque humaine. Sagesse de leur effort, toute-puissante lenteur de ces monstres qui ne semblent pas appartenir à la faune de notre époque. Quelques-uns se reposent, béatement vautrés dans la vase, ou bien, redressés sur leurs pieds de devant, la trompe levée sous les palmes, ils barrissent, noirs îlots sur le lustre de l’onde limoneuse.

Toujours, de cinq en cinq secondes, le chant alterné des sondeurs, les deux notes qui traînent, ce chant de sommeil où tout le bateau s’endort comme semblent dormir les chanteurs, tandis qu’en invariables cadences où s’absorbe et s’engourdit leur être, ils balancent leurs lignes, jettent et ramènent leurs masses de