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conversation sur les ruines bouddhiques de Ceylan. Il nous montrait un portefeuille de photographies et de plans, et, comme je m’étonnais de n’y rien trouver de la vieille capitale de l’île : « Non, me dit-il tout uniment, je n’ai pas vu Anaradhrapura ; je m’étais mis en route, mais au bungalow de Matalé, j’ai eu la fièvre et j’ai été tourmenté par un fantôme (I was bothered by a ghost). J’ai conté le cas avec tous les détails à des gens compétens de Colombo. Ils font une enquête. Il paraît qu’il est très connu, ce fantôme-là. Je saurai les résultats en arrivant à Bénarès chez les théosophistes : ils correspondent avec ceux de Colombo. »


Le soir, le bateau s’arrête pour la nuit : nous allons à terre, et, soudain, que nous sommes loin de tout ce monde et de nous-même. Le paysage cesse d’être un décor qui se déroule à distance devant des spectateurs. D’un seul coup se dégagent son esprit, ses influences. Il nous prend : c’est une nature profonde, puissante, mystérieuse, pleine de silence et de senteurs, et qui nous domine, nous enveloppe, où l’on s’enfonce avec crainte.

Hier, au soleil couchant, sous un ciel de cendre et de feu rouge, passés les chantiers de jonques, les chiens jaunes, le village monté sur des poteaux comme dans les estampes japonaises, passé le chemin qui s’allonge entre deux murs-crocodiles, j’ai trouvé la solitude.

C’est la forêt, la forêt nocturne et dense sur le ciel de crépuscule ; les puissantes colonnades montent droit sous le luxe verni des ramures, enferment de l’ombre verte, un silence antique et religieux que l’on a peur de rompre.

Puis des éclaircies, et, de plus en plus nombreux entre les feuillages, voici que se lèvent les cônes de pierre, brodés, ondulés, une florai+on grise et dorée, les monumens sacrés de quelque ville qui n’est plus, dont, peut-être, personne ne connaît le nom. Les plus petits s’alignent par rangées. Les plus vastes sont isolés ; les grands végétaux n’ont pu croître entre les dalles disjointes de leurs parvis ; mais des herbes folles, des cactus sont accrochés à la pierre. Des générations se sont arrêtées là, ont prié là, et maintenant, il n’y a plus que de grands Iéogryphes cambrés qui veillent dans le silence, qui veillent ces formes mortes où