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grand comme un quart de la France, seul Européen, ayant charge de tout, organisant les arrivages et les distributions de riz, les campemens de misérables, luttant pour réduire le nombre des tas de bûches où, soir et matin, flambaient les monceaux de pauvres corps hindous, les cadavres parcheminés auxquels lui-même a fini par ressembler.

Enfin un vieux scholar, qui étudie les monumens, amasse plans, dessins, photographies. Voici deux ans qu’il voyage dans ces colonies où il n’était venu que pour six mois, et il ne sait plus quand il rentrera. Dans la seule jungle d’Amarapura, au milieu des pagodes désertes, avec ses tentes et ses boys, il vient de passer trois semaines : il restera bien plus longtemps à Paghan, à Prôme, à Maulmein, et de là sans doute, comme l’art hindou l’a conduit à l’art birman, il entrera dans le Siam, puis en Chine, bourrant toujours ses cartons de documens, collectionnant ses facts. Un jour, il entreprendra de les publier, mais aura-t-il le temps d’achever le troisième volume de son introduction ? On reconnaît l’éternelle méthode anglaise qui procède par catalogues, épuise toutes les circonstances de l’objet, fait le tour, pas à pas, de son infini détail. C’était celle de Ruskin. Vers vingt ans, il voulut écrire un article pour défendre Turner, qui peignait des montagnes. À cette fin, Ruskin étudia les montagnes, à tous les points de vue possibles, en dessinateur, en moraliste, en théologien, en géologue. Il compta les grains de sable débités par tel torrent des Alpes et les versets des psaumes qui parlent de la montagne. Il énuméra les significations mystiques des grandes cimes et mesura des angles de critallisation. De la même façon, compas, crayon et bible en mains, il entreprit de connaître les nuages, les pierres, la mer, les arbres, tous les aspects visibles de la nature comme toutes les pensées divines dont ces aspects sont les symboles. Il n’acheva point, mais il dut s’arrêter. Il avait quarante ans ; l’étude sur Turner remplissait maintenant cinq volumes et s’appelait Les Peintres modernes.

Ce vieux gentleman n’est pas Ruskin, mais c’est un Anglais. Dans son âme ordinaire je reconnais l’étrange union, — si fréquente dans son pays, — des deux facultés qui firent le génie observateur et mystique de l’esthéticien économiste et prophète. Il a le même goût du document matériel, et plus directement encore, il sait voir l’invisible.

Cette révélation nous est fuite au cours d’une très simple