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sénateur Jénisch à Hambourg, afin d’achever sous une direction étrangère l’apprentissage qu’il avait commencé sous la tutelle paternelle.

Quand plus tard, ayant déjà changé de carrière, il se rappelait ces années de voyage, sa première initiation à la vie, il écrivait : « Il est évident que deux années de ma jeunesse ont été entièrement perdues pour les disciplines scolaires, et cependant ne m’ont-elles pas apporté des fruits d’autre sorte, qui ont largement compensé cette perte ? A l’âge où l’intelligence s’éveille et s’ouvre aux impressions du dehors, où le jeune homme est avide de comprendre et de savoir, on ne m’a pas, selon l’usage, rempli la mémoire de formules, mal appropriées à des objets dont je ne pouvais avoir aucune connaissance exacte. Au contraire, je me suis nourri de la vision des choses ; j’ai appris ce qu’elles étaient, avant de m’exercer à raisonner sur elles, et je me suis habitué de bonne heure à me défier des formules et à ne pas prendre les mots pour les choses[1]. »


III. — LE COMPTOIR

Arthur Schopenhauer assure, et on le croit sans peine, qu’il n’y eut jamais au monde un plus mauvais employé de commerce que lui. Tout prétexte lui était bon pour se soustraire à un travail qui lui répugnait. La seule chose qui l’intéressât durant les derniers mois d’hiver de 1805, ce furent les conférences que le docteur Gall vint faire à Hambourg sur la phrénologie. Il était décidé à garder l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de son père, et pourtant la pensée de sa carrière manquée le rongeait comme un remords. Il s’en prenait aux autres de sa propre infortune, se confirmait dans son humeur sarcastique et frondeuse, et, généralisant le mal dont il souffrait, il trouvait de plus en plus que le monde était l’œuvre d’un génie hostile à l’humanité. Son père mourut le 20 avril, étant tombé ou s’étant jeté d’un grenier dans le canal qui passait derrière la maison. Les circonstances de cette mort n’ont, jamais été bien éclaircies. Arthur, dans son autobiographie latine, l’attribue à un accident[2] ; mais, dans un document académique et officiel, il

  1. Vitæ curriculum, 1819.
  2. Pater optimus carissimusque subito, fortuito, cruento mortis genere repente abreptus est (Vitæ curriculum. 1819).