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et vous reprendrez cette fine et douce trame qui me rendra votre vie, je voudrais dire encore la mienne.

« Je ne veux rien mettre ici pour nos amis de Lausanne ; ce serait un catalogue trop homérique : M. Manuel, M. Scholl, M. Vinet, etc., mais à vous je livre la place des noms, vous êtes sûrs de ne pas vous tromper en y mettant tous ceux qui vous parleront de moi ; ma reconnaissance leur demeure bien sérieuse et bien touchée.

« Mais à la maison même, à M. Lèbre, à M. Ruchet, mes tendresses bien particulières. A Mme Ruchet mes humbles hommages, à Mlle Sylvie mes respects aussi proches qu’il est possible du cœur sans qu’ils cessent d’être les plus profonds des respects. — Il faut bien baiser les deux enfans ; et aussi je veux absolument dire quelque chose à ces demoiselles.

« Ceci dit, encore un mot d’ici. L’opinion sur le poème de Lamartine est assez décisive et comme nous la pressentions dans la lecture du petit Cabinet. De belles choses et un ensemble détestable ; l’idée d’une chute, éclairée par de vastes éclairs. Quinet est reparti pour son Allemagne un peu découragé. Angelica Kauffmann a produit un petit orage dans un petit monde. Une nouvelle scission s’est opérée dans l’école romantique, dans le coin de Vigny. Barbier, en louant de Wailly, avait un peu rangé Vigny dans les imitateurs de Scott par Cinq-Mars[1]. Buloz a fait changer la phrase, mais de Wailly a été peu content, à ce qu’il paraît, de sorte qu’à peine éclos, ce charmant et délicat talent, mais si froid et jusque-là si mitigé d’apparence, est tout d’un coup devenu un dévorant. Ainsi nouvelle fêlure dans ce petit coin précieux (débris du Cénacle) dont Vigny était l’onyx ou l’agate et dont les autres, Barbier, Wailly, Brizeux, formaient comme le cercle mi-parti d’ébène et d’ivoire. Deux mots de Buloz m’ont mis au fait de ce grand événement qui demeurera sans doute à jamais inaperçu dans l’histoire littéraire ; ô vanité des gloires !

  1. Barbier n’a jamais changé d’avis. On lit à cet égard dans ses Souvenirs personnels : «… Une autre fois, il (Vigny) me raconta qu’il avait connu Walter Scott. Ce dernier, dans un de ses passages à Paris, lui ayant fait une visite, lui aurait dit qu’il avait eu aussi l’idée de composer un roman sur Cinq-Mars, mais qu’ayant lu le sien, il avait abandonné ce projet.
    « C’est possible ; cependant je ne crois pas que M. de Vigny aurait pensé à faire un roman historique, et Cinq-Mars est un roman historique, sans l’apparition des œuvres de Scott, et celles-ci étaient déjà le plaisir et l’admiration du public bien avant que M. de Vigny eût mis le pied sur la scène littéraire. »