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Lorsque les frères qui étaient venus les premiers en Angleterre se furent ainsi séparés pour se rendre en différens endroits, l’esprit de Jésus détermina bon nombre de personnes à demander la faveur d’être admises dans l’ordre. La première qui y fut admise était un jeune homme de bonne famille et d’une remarquable élégance personnelle, à savoir le frère Salomon. Lui-même m’a souvent raconté comment, durant son noviciat, ayant été nommé pourvoyeur de la communauté, il était allé dans la maison de sa sœur pour mendier une aumône. Et la sœur, après lui avoir apporté du pain, s’était détournée de lui et s’était écriée : « Que maudite soit l’heure où je t’ai connu ! » Mais lui, ayant accepté le pain avec reconnaissance, avait poursuivi son chemin. Il observait si strictement notre règle de la pauvreté que, lorsque, parfois, pour l’entretien d’un frère malade, il acceptait d’emporter dans son chaperon de la farine de seigle, ou du sel, ou quelques figues, il avait soin de n’en pas prendre davantage que ce qui était absolument nécessaire. Et lui-même, un soir, à son retour, se trouvait si épuisé de froid qu’il se croyait mort. Sur quoi ses frères, n’ayant rien pour le réchauffer, se désolaient, lorsque la sainte charité leur suggéra un remède : ils se couchèrent tous autour de lui, et le réchauffèrent de la chaleur de leurs corps.

Un jour, après être allés chez notre vénérable père l’archevêque Etienne, de sainte mémoire, les frères étaient revenus à pied jusqu’à Cantorbéry, dans une neige très profonde et affreuse à voir. Depuis lors, le frère Salomon fut pris de mal dans un de ses pieds, et il dut rester couché, à Londres, pendant deux ans, incapable de bouger sans être porté. Enfin il devint si malade que, de l’avis des médecins, son pied devait être amputé ; mais, lorsqu’on approcha du pied le couteau, une matière corrompue sortit, qui donna l’espoir que le pied guérirait. Et ainsi l’amputation se trouva différée. Cependant l’idée était venue au frère Salomon qu’il guérirait si seulement on pouvait le conduire au tombeau de saint Éloi à Noyon outre-mer. Aussi, quand le frère Agnellus arriva à Londres, ordonna-t-il que le frère Salomon eût à être aussitôt conduit à Noyon ; et ainsi fut fait ; et la foi du frère Salomon ne l’avait point trompé : car il guérit si bien qu’il put ensuite marcher sans bâton, et célébrer messe, et devenir gardien de Londres, et confesseur général de la ville entière.

Mais, à la fin, le jour précédant celui où son âme retourna auprès de son Seigneur, il se trouva tout à coup plongé dans une telle tristesse de cœur que toutes les souffrances qu’il avait subies jusque-là lui semblaient n’être rien en comparaison ; et il n’arrivait pas à savoir d’où lui venait cette tristesse. Il appela donc à lui les trois frères avec qui il était le plus intime, et, leur ayant dit cette angoisse de son âme, il les supplia de prier de toutes leurs forces pour son salut. Or, pendant que les frères priaient, voici qu’apparut au frère Salomon le très doux Jésus, avec le saint apôtre Pierre, debout près de son lit et le regardant. Et le frère Salomon, dès qu’il comprit que c’était le Sauveur, s’écria : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi ! » Et le Seigneur Jésus répondit : « Je t’ai envoyé cette souffrance parce que tu m’as toujours demandé de t’affliger dans la vie présente, et, par-là, de te purifier ; mais je l’ai fait d’autant plus volontiers que tu t’es relâché de la première charité, et que souvent tu as épargné les riches, dans