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les jésuites. Les voici, tels précisément qu’on a coutume de les peindre dans le roman-feuilleton. Y a-t-il quelque part un héritage à capter ? Ne doutez pas que l’avidité jésuitique n’en vienne à bout. Aperçoit-on se profiler dans l’ombre la silhouette d’un espion ? Il va sans dire que cet honnête homme travaille pour les héritiers de saint Ignace. Allons plus loin, et touchons au fond des choses : quelle est la règle essentielle que l’Église impose à ses prêtres ? C’est la chasteté ; et voilà justement une prescription monstrueuse ! Certes l’auteur de Lucifer ne s’abaissera pas à décrire les déportemens de prêtres débauchés : ce sont là besognes qu’il laisse à ceux qui sont dignes de les exécuter. Mais, d’une règle contre nature, il est d’avis qu’il ne peut sortir rien que de mauvais, et c’est bien sa propre opinion qu’il fait exprimer par son principal personnage. « Je ne songe à enfreindre aucune loi, proteste Bernard Jourfier, et, pour vous rassurer tout de suite, monsieur l’archiprêtre, je vous le jure, vous me verrez mourir avant de me voir déserter mon ordination… Mais enfin, si cette chasteté cruelle, dont nous ne pouvons parler sans une révolte des entrailles, qui nous rend hagards et pantelans, qui nous cloue au gibet de la croix toute la vie, était un mal ! Ce qui est inutile est mauvais. » L’hostilité contre les principes du catholicisme est évidente ; et, bien loin qu’on sente dans de pareilles œuvres cette espèce d’impartialité nécessaire au peintre des mœurs comme à l’historien, le roman y dégénère en pamphlet.

Or, si nous voulons bien regarder aux dates, nous aurons, par des raisons toutes littéraires, l’explication de ce changement d’attitude. C’est en 1873 que paraît l’Abbé Tigrane, en 1884 que parait Lucifer. C’est aussi bien entre ces deux dates que se placent l’avènement et le triomphe du naturalisme. Et nous n’avons pas de peine à reconnaître ici les défauts et les tares de cette doctrine, qui n’a été qu’une déformation du réalisme. Tandis que l’écrivain réaliste est tenu, plus qu’aucun autre, d’aborder dans un esprit de sympathie l’objet de ses études, les naturalistes ont promené sur la société de leur temps et sur la nature humaine une curiosité ennuyée et méprisante. Ils n’ont cherché dans le spectacle varié de la vie que des motifs à satisfaire leur humeur morose. Ils ont, de parti pris, négligé tout ce qu’elle offre aux regards de noble ou de touchant pour n’en apercevoir que les misères et les laideurs. Parmi les mobiles de notre conduite, ils n’ont accordé d’intérêt qu’aux poussées de l’instinct. Ils ont été d’ailleurs merveilleusement servis dans cette œuvre d’injustice par l’espèce d’inintelligence foncière qui, chez la plupart d’entre eux, a été le trait distinctif. Incapables de comprendre les idées, ils ont cru, de