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que l’art mesure le niveau des peuples libres ; à peine si, depuis cent ans, le Nord n’est plus à l’étiage.

La force des grands artistes, dans le Nord, se marque à leur révolte. Dans le Midi, plus souvent à leur harmonie finale. Se tirer d’entre la foule des intrigans, des bavards et des faux artistes, voilà pour ceux-ci en quoi consiste la lutte. Mais, pour ceux-là, il les fait sortir d’un marécage moral, où la liberté d’âme trouble toutes les habitudes d’un peuple qui se croit libre, parce qu’il est asservi à ses propres principes.

On ne comprend guère Ibsen, et sa manie d’en appeler sans cesse aux Vikings, si on ne se le représente pas nageant à grandes brasses, seul, dans son fjord aux eaux croupies, où tout le monde, autour de lui, dort debout, enfoncé jusqu’aux narines. Ibsen n’atteint la rive que pour abattre le premier tronc venu, s’y tailler un canot, et mettre à la voile. Là-dessus, il pousse vers la mer libre. Il crie à son peuple, furieux qu’on le tire du noir sommeil : « Debout ! Qu’il vous souvienne des Vikings ! Assez dormi dans la vase ! Réveillez-vous : il n’est que temps ; vous n’avez que trop vécu en carrassins, sous le varech et le sable. » Pendant plus de trente ans, on lui répond par des injures, et on le traite de pirate. Puis, vient un jour, peut-être plus morne que les autres, où tout le monde, barbotant dans le marais, sous les yeux d’Ibsen, se vante d’être pirate comme lui…

Car telle est l’issue fatale : quand le joug est secoué, presque toujours on doute qu’il en aille mieux pour ceux qui l’ont porté. Il n’est pas bon qu’il leur pèse ; et parfois il est pis qu’ils en soient délivrés. Que reste-t-il ? La vérité toute nue. Cependant, la vérité nue n’est qu’une allégorie, et sans doute elle est belle sous les mains d’un grand peintre ; pour l’ordinaire, il n’y a que des hommes nus : des singes.

Le Viking, avec un sens profond de la vie, ne rêve point de fonder son royaume sur la terre natale. Tous ces pirates ont les yeux fixés sur le Midi. Le pays de la joie et de la lumière, c’est le pays de tous leurs songes : là, il doit être possible d’affronter la vérité nue. Ibsen, le Viking de l’art, ne rêve aussi que du Midi ; mais peut-être ne met-il la joie et la liberté dans la terre des dieux que pour reculer la perspective. Les pommes d’or sont celles qui ne viennent pas dans mon verger. Si le Midi était plus proche, l’illusion ne serait pas si facile. Ibsen aussi a vécu à Rome et en Italie ; il n’a pourtant pas continué d’y vivre.