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différence de la thèse et de la tragédie. Le plus intelligent des docteurs ne fera jamais un poète tragique.

Le nombre des personnes est infiniment petit. En art, l’individu, c’est le génie. Il serait assez juste d’accorder au grand artiste qu’il a seul droit à l’individu. Tous les autres doivent accepter l’ordre ; et même tout leur mérite est de rester dans l’ordre, il me semble ; car ils ne sont pas seuls, et leur vertu est de relation à l’ensemble.

C’est parce qu’on se croit quelqu’un qu’on se rebelle contre toutes choses. Je vois la révolte en tous, et je ne vois de moi presque en personne. Elle vient des idées abstraites, la folie de croire qu’on change le fond de la vie humaine, en bouleversant les formes. Cette niaiserie, d’où sortent beaucoup de révolutions, est odieuse à l’artiste : il ne s’y plaît qu’un peu de temps. Le lionceau n’a pas toutes les dents du lion.

Ibsen est né de la critique et d’une longue réflexion ; il a eu le culte des idées ; mais il ne s’y est pas tenu, — le seul poète qui soit parti des idées pour arriver à créer des hommes. Il a fait ce que Gœthe ne sut pas faire : c’est qu’il avait encore plus d’imagination que d’intelligence. Ibsen a donc été révolutionnaire ; car la critique, c’est toujours à quelque degré la révolution, soit pour anticiper sur les temps, soit pour tâcher à les renvoyer en arrière. Mais il a bientôt connu qu’à une certaine hauteur on ne peut pas être de son parti, sans être aussi de l’autre : n’est-il pas étrange que cette élévation à la sagesse se détermine plus par le tempérament que par l’esprit ? La puissance morale d’Ibsen est celle même de son intelligence ; et c’est où reparaît l’instinct : il n’absout pas souvent.

Le moi qui juge est impitoyable ; il détruit tout ce qu’il touche. Rien ne trouve grâce devant lui, que le songe de la vie.


Vie des idées. — Une vue tragique de l’univers, voilà donc la forme où les idées s’animent. L’empire de la douleur est livré aux passions. Seules, les passions fécondent l’intelligence du poète ; et c’est aux passions seulement que les idées empruntent la vie. L’idée est à l’image de l’homme qui pense. Il ne s’agit point de science, certes ; mais de ce qui lui est si infiniment supérieur, notre raison d’être, ici-bas et sur l’heure.

La religion est un art de vivre ; la science en est une parodie. La science ne peut passer le seuil ; l’art est au centre de la de-