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rigide. Il avait des frères et des sœurs ; il se tenait à l’écart, et ne prenait aucune part à leurs jeux. Il passe pour avoir toujours haï les exercices du corps. Enfant, il était brusque, nerveux, brillant quelquefois, et le plus souvent taciturne. Jeune homme, il a dû gagner son pain, et le moyen de faire ses études. Il a tenu le pilon dans une pharmacie. Plus tard, à Christiania et à Bergen, il a écrit dans un journal révolutionnaire, et dirigé deux théâtres. Il a donc vécu dans les deux cercles de l’enfer dédiés au mensonge : toutefois, comme le mensonge est la première nature des comédiens, ils y sont bien plus sincères ; et il s’en faut que le poison de mentir ait la même innocence dans les journalistes.

L’épreuve de la misère, bien ou mal, forme le caractère d’un homme. Il s’en fait plus sensible à la joie, qu’il appelle, et à la douleur ou la colère, qui ne le quittent plus. Il arrive que, pour avoir souffert trop tôt, un homme porte au fond de l’âme un sens de la souffrance, qui finit par créer les occasions de souffrir. Du reste, presque toutes les âmes puissantes sont douloureuses. Le plaisir de vivre n’est qu’un incident : il n’a pas de profondeur.

Ibsen a éprouvé le dégoût de n’être pas à son rang ; son orgueil a grandi dans l’humiliation. Il a bien fait plus que de prendre ses grades ; il a dû conquérir le droit d’y prétendre. C’est sans doute pourquoi il tient beaucoup à son titre de docteur[1]. Il a cru dompter son pays et son temps, dans l’allégresse de la première victoire, quand le sentiment de sa force et l’ivresse de l’intelligence donnent au jeune homme cette confiance en soi et dans tout l’univers, qui est une folie d’amour. On s’aime tant d’être comme on est, qu’on croit avoir la même raison d’aimer les autres. Et peut-être les chérit-on, en effet ; dans le bonheur qu’on a de les conquérir, on leur étend sa propre excellence ; on s’assure de les convaincre ; on ne doute pas d’eux, parce qu’il semble certain qu’ils se laissent gagner ; et, comme on se sent plus haut qu’eux, on les aime davantage, on les bénit d’être assez bas pour se laisser élever. Pour eux, ils n’ont pas l’air d’en rien savoir ; et l’on s’aperçoit enfin de leur indifférence. C’est le mo-

  1. Il est gradué de Christiania, en date du 3 septembre 1850 : il avait 22 ans et demi. Son diplôme porte la mention : non contemnendus. Il a de bonnes notes en latin, en français, en religion, en histoire et en géométrie. Il a mal pour le grec et l’arithmétique.