Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/858

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ils étaient bannis de naissance. Et Ibsen un peu plus encore, homme à se bannir. Ses livres mêmes ne le rapatrient pas. La langue littéraire de la Norvège diffère beaucoup de la langue parlée : le norvégien d’Ibsen n’est que le pur danois. Sa langue passe pour la plus belle de la littérature Scandinave ; elle est brève, forte, précise ; tendue à l’excès, et d’une trempe métallique ; elle abonde en ellipses, en raccourcis rapides ; mais elle est aussi claire et aussi harmonieuse que le danois puisse l’être. Si loin que soit l’Italie de la Norvège, le style d’Ibsen me rappelle celui de Dante ; ce n’est qu’une impression ; et je sens assez tout ce qu’on y pourrait opposer. Mais, dans les deux poètes, que d’ailleurs tant de traits séparent, il y a la même volonté de tout dire en peu de mots ; le même ton âpre, la même violence à bafouer ; la même force à tirer des vengeances éternelles. Dante, toutefois, sculpte dans le bronze ; et Ibsen, dans la glace. La forme de Dante est la plus ardente et la plus belle, ailée de feu et de passions ; la forme d’Ibsen, bien plus roide, est la plus lourde d’idées et qui va le plus loin dans la caverne où nos pensées s’enveloppent d’ombre. La solitude d’Ibsen s’en accroît : l’artiste, en Norvège comme en France, est un homme qui ne parle jamais que pour le petit nombre : c’est l’effet d’une langue littéraire, quand l’utile le cède à la beauté.

Il n’y a de société sincère qu’entre ceux qui parlent également mal leur langue. Quant aux autres, chacun ne la parle bien que pour soi. Il n’est pas de beau style commun à deux hommes ; comme la grandeur même, le style fait la prison[1].

  1. Voici les œuvres d’Ibsen dans leur suite. Je laisse de côté ses essais de drame historique et de comédie, quand, jeune homme, il n’avait pas encore quitté la Norvège : le dernier en date, les Prétendans à la Couronne, 1863, est de bien loin le plus fort et le plus épique ; il rappelle assez souvent les chroniques de Shakspeare. Mais le génie d’Ibsen n’était pas là, et nullement dans l’histoire. C’est, d’abord, trois drames philosophiques, où Ibsen, de 40 à 47 ans, rompt avec tout le passé de sa race et toutes les idées de son temps. — Braud, 1866, où le monde chrétien l’ait un effort suprême et inutile ; Peer Gynt, 1867, où la nature se justifie ; Empereur et Galiléen, 1869-1874, où le monde antique et le monde chrétien en présence, vaincus tous les deux, sont obscurément pressés de s’unir pour donner lieu à une société future. Puis, douze drames modernes, où, de 50 à 70 ans, Ibsen fait la guerre à toutes les formes de l’institution et de l’hypocrisie sociales. Il s’engage dans la lutte plein de foi et d’enthousiasme, croyant de toutes ses forces à la vertu universelle de la liberté : tout le mal est dans l’obéissance et le mensonge. Il s’attaque donc à la société présente au nom d’une cité idéale, dans les Soutiens de la Société, 1877, les Revenans, 1881, l’Ennemi du Peuple, 1882, le Canard sauvage , 1884, Rosmersholm, 1886, et le Petit Egolf, 1894. Il s’occupe surtout du mariage et des femmes dans Maison de Poupée. 1879, la Dame de la Mer, 1888, et Heddah Gabler, 1890. Mais de bonne heure il doute cruellement de guérir le monde malade, et des remèdes qu’il lui offre. Il se met alors en scène sous divers noms : trois de ses drames sont d’amères confessions, des auto-tragédies héroïques, où le héros, sans accepter sa défaite, est toujours un vaincu : Solness le Constructeur, 1892 ; Jean-Gabriel Borkmann, 1896 ; et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, 1899. A tel point que toutes ses œuvres de la fin semblent le contre-pied des premières : Rosmersholm s’oppose à l’Ennemi du Peuple, le Canard sauvage aux Revenans, Heddah Gabler à Maison de Poupée, Solness le Constructeur à la Dame de la Mer, J. G. Borkmann à Solness même, et enfin Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, comme une négation décisive, à tout.