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du quatrième côté par une palissade au-delà de laquelle est la mer, étend ses 225 000 mètres carrés sous la lumière crue, poussiéreux et plat comme un désert. Hors de ce coin où s’agitent des hommes, c’est proprement un marasme, une stagnation, et, avec cette carcasse à jour qui rappelle l’image et appelle l’idée d’une sorte d’ébauche de Colisée marin, il passe là et il pèse là on ne sait quelle impression de fièvre romaine. On sent que quelque chose de plus fort arrête et brise la volonté de travail, fait retomber inertes les bras qui se levaient, répand partout une langueur morbide. Dans le hangar, dont le plancher surchargé de lignes et de signes à la craie sert au traçage à grandeur d’exécution, trois ouvriers, tout au fond, trois ouvriers perdus en cette immensité, classent et empilent des gabarits. Un peu plus loin, à l’atelier de menuiserie et d’ébénisterie, sur une centaine d’établis, une dizaine seulement ne sont pas délaissés. Il me souvient alors que c’est lundi, et je demande si le lundi n’est pas, pour une visite du genre de la mienne, un jour néfaste. Mais non : le nombre des ouvriers qui font lundi est ici presque insignifiant.

Et les chiffres ne me répondent que trop : 4 000 ouvriers en 1899 ; en 1900, 3 863 ; et 1 925 en 1903[1] ; une diminution, une chute de plus de moitié. On vient de renvoyer un contre-maître ayant trente-deux ans de services. Le pauvre vieux est là qui pleure : « Depuis si longtemps, je m’étais habitué à la pensée que je finirais chez vous. Où aller ? Que devenir ? » L’ingénieur aussi est ému : « Restez, si vous voulez, comme ouvrier ; mais vous comprenez bien que je ne puis garder un contre-maître pour trois hommes. » Ceux que l’on ne garde pas du tout s’en vont ; ils s’en vont chercher où ils peuvent, au hasard des corvées, et comme par bordées, un salaire de raccroc, chargeant ou déchargeant des navires, quand il y a des navires à charger ou à décharger ; glissant ou précipités d’une forme de travail supérieure, d’un travail organisé, d’un métier, à la forme infime, au travail inorganisé, au métier des gens sans métier ; augmentant tristement la somme de misère, la masse de misérables, et, par-là même, la part de misère de chacun de ces misérables ; heureux s’ils n’échouent que sur les quais et ne roulent pas jusqu’au ruisseau.

  1. 877 aux ateliers (machines et chaudières) et 1 048 aux chantiers (construction navale proprement dite).