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la paix, la République se voyait au même point que cinq ans auparavant, lorsque Bonaparte, revenant de Rastadt, prenait le commandement de l’armée d’Angleterre. C’était, comme alors, l’Angleterre à envahir, la Russie à détourner, l’Autriche à terrifier, l’Italie à défendre, la Suisse à protéger, l’Allemagne à neutraliser, la Prusse à gagner, la Hollande et l’Espagne à enchaîner. Mais les positions prises par Bonaparte dans l’été de 1803 étaient autrement fortes que celles qu’occupait le Directoire en 1798, son activité autrement efficace. D’ailleurs, même échiquier, mêmes pièces, même jeu.

Il s’occupa d’agiter l’Irlande. Il transforma toutes les côtes de l’Ouest, de la Hollande à la Guyenne, en chantiers de bateaux plats. Il forma son camp à Boulogne et y réunit une armée d’invasion. A partir de la fin de mai 1803, cette opération envahit sa correspondance. Il croyait le succès possible. « C’est un fossé qui sera franchi lorsqu’on aura l’audace de le tenter, » disait-il[1]. Marmont, qui vivait alors dans sa confiance, l’atteste : il n’a jamais rien tant désiré au monde. La campagne de Russie, seule, à la fin de 1814 et au commencement de 1812, occupe dans ses lettres autant de place, en préparatifs multiples, infinis, en ordres minutieux et réitérés. Cette expédition, dans sa pensée, pouvait, d’un coup, couronner toutes ses entreprises.

Mais elle dépendait de la mer, du vent, choses indomptables et changeantes. Bonaparte, en poursuivant ce dessein hasardeux, en considérait l’avortement possible, les contre-manœuvres de Pitt, une contre-descente et une contre-invasion des Anglais sur les côtes de France, une diversion sur le continent, par l’Allemagne et par l’Italie. Le camp de Boulogne fut donc une mesure à double fin. Napoléon se prépara, en cas de coalition, à prévenir le rassemblement des coalisés, Autrichiens, Russes, Prussiens peut-être ; à porter son armée au-devant d’eux et à les battre en détail. Mais, de préférence, il songeait à former, contre l’Angleterre, un système continental ; l’empire d’Occident ne serait que le cadre magnifique d’une coalition. L’Angleterre conservait, sur la mer, la supériorité de l’offensive ; il s’agissait de la paralyser en lui fermant le plus possible de côtes, de ports, d’embouchures de fleuves. « L’Océan, formidable huissier du roi, semble lui ouvrir le chemin, » disait Shakspeare, du roi

  1. A Cambacérès, 16 novembre 1803.