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celui-là. Entre ce père et cette mère divisés par une question d’intérêt et qui, pour recruter des alliés parmi leurs enfans, ne font briller à leurs yeux que l’avantage pécuniaire, qui choisir ? Une telle situation ne peut engendrer que la duplicité, encourager que les vues d’intérêt personnel. Mirabeau, dès l’enfance, s’habitue à tenir un langage double, à jouer un double personnage. Plus tard, il passera d’un camp dans l’autre avec une incroyable désinvolture : lorsqu’il arrive à Vincennes, il s’est rangé avec sa sœur, Mme de Cabris, au parti de sa mère ; au sortir de Vincennes, obligé de faire campagne avec son père, il l’étonné et j’allais dire qu’il le scandalise par son zèle. Il y a mieux, et la merveille est qu’il nous tînt en réserve ce spectacle extravagant de le voir solliciter à son tour des lettres de cachet. L’auteur de l’Essai sur le despotisme et Des lettres de cachet et des prisons d’Etat, le prisonnier de Vincennes, celui qui convie le genre humain à plaindre et admirer en sa personne la victime de l’arbitraire, c’est lui qui maintenant visite les ministres à Versailles pour requérir tantôt un ordre d’exil contre Briançon, l’amant d’une de ses sœurs, tantôt un ordre d’internement contre sa mère ; c’est à lui que Maurepas fait la réponse fameuse : « Voilà soixante lettres ou ordres pour la famille Mirabeau ! Il faudrait un secrétaire d’Etat exprès pour eux… Votre père me prend pour son homme d’affaires. »

De l’influence exercée par cette situation de famille si parti culière, dérivent des habitudes prises de bonne heure par Mirabeau et entrées dans son caractère. Celle, d’abord, de jouer toujours un rôle, de modeler son personnage sur celui de l’interlocuteur, de le flatter pour s’en faire bien venir, de prendre l’air et les sentimens imposés par l’endroit et les circonstances : pendant les semaines qu’il passe auprès de son oncle, commandant des galères de Malte, il vante, à l’égal du plus beau, l’état de marin ; en Limousin, où son père l’envoie établir un tribunal de conciliation, il joue au bon seigneur d’opéra-comique ; en Provence, où le château de Mirabeau a des airs de bastide, il se redresse en seigneur hautain, intraitable sur ses privilèges et prompt à bâtonner les manans. Celle encore de se tirer d’affaire par un expédient et en concertant sur l’heure une scène de comédie : surpris par les gens de M. De Monnier chez qui il s’est introduit clandestinement, il se présente à celui-ci l’air riant, lui conte une histoire à dormir debout, lui recommande