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par tout son passé. De là vient que pour lui, plus que pour aucun autre, il soit nécessaire de connaître l’homme tel que l’ont fait ses instincts, l’influence de la famille où il a grandi, celle de la société où il a vécu : un Mirabeau peint par les scandales de sa jeunesse.

Ses contemporains croyaient le connaître. Il arrivait à l’Assemblée précédé d’une célébrité où se mêlait, au bruit de ses propres aventures, celui des dissensions d’une famille enragée pour se déchirer en public. Mais il était bien impossible qu’à travers une renommée si trouble, l’image n’apparût pas déjà brouillée : Mirabeau était entré dans la légende avant d’entrer dans l’histoire. Ce qui se passa au lendemain de sa mort ne fut que pour accréditer une opinion de fantaisie : les lettres qu’il avait été autorisé à écrire à la marquise de Monnier, lors de sa détention au donjon de Vincennes, furent publiées frauduleusement par le procureur de la Commune Manuel, d’après les originaux trouvés et volés dans les dépôts de la Police. La publication fut peu remarquée, dans l’angoisse qui précéda les jours de la Terreur ; les assertions en furent d’autant moins contestées ; c’étaient celles d’un véritable plaidoyer pour lui-même composé par Mirabeau d’après les intérêts, les passions et les colères du moment. Mirabeau y était représenté comme la malheureuse victime de la haine d’un père. Il aurait inspiré à ce père, — le marquis de Mirabeau, l’Ami des hommes, — une espèce d’antipathie instinctive et contre nature, compliquée de jalousie par l’annonce de sa future supériorité intellectuelle, portée enfin au paroxysme par la pitié que le jeune homme ne put s’empêcher de témoigner à sa pauvre mère, torturée par le même bourreau. La misère de cette persécution aurait été à l’origine de toutes ses fautes ou plutôt de ses erreurs. Telle est la version originale et conventionnelle, celle qui devait promptement se vulgariser et s’imposer pour longtemps.

Le premier qui commença de l’entamer, ce fut le fils adoptif du tribun, Lucas de Montigny. Il rendit en partie justice au marquis de Mirabeau. Toutefois, s’il le lavait du reproche d’avoir haï son fils, il se bornait à expliquer par une autre cause une animosité et un acharnement qu’il ne contestait pas. Seigneur affable, philanthrope sincère, le marquis aurait été par ailleurs raide et hautain dans sa famille, inflexible dans le maniement de la discipline domestique, entiché de préjugés surannés, exemplaire