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esprit un tour artificiel qui ne va pas au-delà de la surface, tandis que la vraie nature de ce jeune Écossais robuste se fortifie par l’observation directe des choses, des gens, des mœurs, et l’influence de ceux qui, avant lui, en enrichirent leur œuvre, les poètes nationaux et le dernier venu d’entre eux, le pauvre Ferguson, si cher à son cœur, « Ferguson, mon frère aîné eu infortune, et de beaucoup mon frère aîné en poésie. » Il tient un journal, où il note des impressions, des réflexions, des sujets.

Cependant la maison s’assombrit chaque jour. Les affaires vont mal ; le père, miné de chagrin, vaincu cette fois, est à bout de forces. Toute cette fermentation de vie et de pensée, qui travaille la jeunesse de Robert, s’aigrit en lui, faute d’air et d’issue ; les germes rapportés d’Irvine se développent. Les dissipations se multiplient, ainsi que les aventures amoureuses, moins innocentes désormais. Une servante de la ferme, Elisabeth Paton, devient enceinte. Les remords, les angoisses aggravent les soucis et la misère. William Burns meurt au milieu de la ruine des siens, en murmurant avec effort qu’il y a dans la famille quelqu’un dont la conduite future lui inspire des craintes.

La solide sagesse de cet homme de bien s’inquiétait à bon droit de tant de tumultes précurseurs d’une éclosion qu’il ne pouvait deviner. Et, s’il eût vécu, quelle torture en attendant les jours de triomphe ! Jamais le génie n’éclata dans un ciel plus chargé d’orage. Burns a vingt-cinq ans. La famille, dont le voici le chef, se transporte à Mossgiel, où il a loué, avec son frère, une petite ferme. « J’y entrai, dit-il, avec une résolution bien arrêtée : Allons, mettons-nous-y, je veux être raisonnable. Je lus des livres de fermage, je calculai les moissons, je suivis les marchés, — bref, en dépit du démon et du monde et de la chair, je crois que je serais devenu un homme sage, n’était que, la première année, par suite de l’achat de mauvaises semences, la seconde, par suite d’une moisson tardive, nous perdîmes la moitié de nos récoltes. Cela renversa toute ma sagesse, et je m’en retournai comme le chien à son vomissement, comme la truie qui a été lavée à son vautrement dans la boue[1]. » Pauvre sagesse, en vérité, et si fragile ! Non, Burns n’était point capable d’un tel effort, ni surtout du renoncement qu’il exige. Certes, il ne craignait pas le travail et n’épargnait pas sa peine. Mais,

  1. Autobiographical Letter to Dr Moore.