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première fois sans doute, de la tristesse et de la bonté dans les expressions de la statuaire. Les Grecs de la décadence, à Rhodes ou à Pergame, avaient bien essayé déjà d’exprimer la douleur physique ou la violence des passions par l’exagération des mouvemens ou la grimace des traits. Ce sont là des heures passagères, et inférieures, dans l’idéal antique. Seuls ces chrétiens osèrent imiter dans la pierre sombre la pensive tristesse, douleur et beauté morales, et tentèrent de sculpter la pitié, tout intérieure vertu, mais combien peu sculpturale, et qui sera, sans doute, de musicale beauté. La revendication impérieuse, mathématique, des proportions et des réalités, qui est de droit pour les arts de la forme, allait briser le moule fragile où l’idée, avec la foi, entrait toute. Un vieux bas-relief est exhumé ; un curieux, un amoureux s’approche ; et c’est Nicolas de Pise[1] ; et le pensif sculpteur, en rentrant à sa demeure, fera sur la glaise le geste fatidique qui, sans qu’il s’en doute peut-être, va réveiller toute l’antiquité. Le monde continue ; un artiste passe, et un peu d’admiration en fera plus que toutes les révolutions. De ce jour, le grand rêve mystique va finir. La petite fleur grecque de joie et de sérénité poussera à travers les rudes rochers de la prière ; et, au merveilleux parfum qui si longtemps avait enivré les hommes, toute chrétienne mélancolie s’enfuira comme un songe oublié. A la vue des bas-reliefs de la chaire du Baptistère, à Pise, ou de celle de la cathédrale de Sienne, pris comme type de cette transformation, imprévue alors, — mais non pas illogique, si l’on remarque l’étrange analogie avec certains bas-reliefs de l’archaïsme antique, — on pénétrera subitement les sens du brusque revirement de l’art du sculpteur, coïncidant avec le mouvement rationaliste des idées. La raison et la matière ont dit au rêveur : « Tu n’iras pas plus loin, ni dans le livre, ni dans la pierre ! » Et la Renaissance, d’Italie, l’incorrigible païenne, s’imposant à tout l’Occident, recommencera, mais en les pastichant, les belles étapes de l’art grec. Tout au plus, un reste d’émotion chrétienne en modifiera parfois encore le sens et les formes, en les déformant. Et si l’idéal en peut paraître plus élevé, au point de vue psychique, l’apparence formelle en restera longtemps plus incertaine, toujours plus inquiète ; par conséquent plus tourmentée, et de plus en plus contradictoire à la matière en laquelle elle se personnifie.

  1. En 1260.