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l’orfèvrerie, du verre, de la céramique et des ivoires, garderont l’antique tradition bien mieux que la sculpture proprement dite, — en cela servantes de la peinture. Et, pendant que le sculpteur, indéfiniment, utilisera des sarcophages païens pour en faire des tombes chrétiennes, et bientôt même la table du sacrifice qui sera l’autel chrétien, le peintre tracera discrètement au fond des humbles chapelles, ou le long des corridors que suivront les catéchumènes, de timides figures, déjà doucement nouvelles, qui, tristes et pâles à la lueur vacillante des lampes, regarderont d’un sourire qui semblait perdu.

Par quel merveilleux effort, ou plutôt, comme toujours, par quel secret enchaînement d’idées, dont les liens historiques souvent nous échappent, ces grands et saints « tailleurs de pierre, » qui sculptaient les têtes aux chapiteaux et aux gargouilles des cathédrales de France, ont-ils retrouvé, un beau jour, au XIIIe siècle, le sens oublié du divin sous l’humaine apparence des formes ? Tel saint fruste et beau, — si différemment beau ! — qui vit dans sa niche au portail de Reims, est-il vraiment le frère de l’Hissus, mutilé et splendide ? Ce sont des hommes pourtant, des hommes toujours ; et ils ne sont beaux, en de telles dissemblances, que par ce qu’ils contiennent d’également humain. Qu’y a-t-il donc de changé ? L’âme, et non pas tant la main du sculpteur. Et, pour retrouver la vie, source unique de l’art, il faudra que, par-delà l’esprit des temps, « sa main d’homme la délivre, » comme disait Gœthe au docteur Faust, la délivre de la prison de l’idée dogmatique. Alors il reverra la vérité des beaux corps, mais jamais plus il n’en recomprendra bien le sens antique. Désormais, l’œil de l’artiste regarde ailleurs ; le plus humble ouvrier d’Athènes eût souri de la grossièreté des statues qui nous font pleurer. C’est qu’un grand phénomène moral a changé sa joie en notre tristesse, sa sérénité païenne en notre chrétienne et plus fraternelle émotion. Le cœur plus troublé de l’humanité cherchait un art plus sensible. La visible transformation se fit-elle au retour d’Orient ? Vint-elle des souvenirs longtemps endormis sur la terre classique d’Italie, née de la mort même des chefs-d’œuvre, dans la poussière sublime de Rome, arrosée par le sang des hommes nouveaux ? Certains monumens de Ravenne indiquent peut-être l’heure encore mystérieuse de ce décisif changement. Car Ravenne est un carrefour ; Ravenne est une explication. On dirait qu’un grain