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sanglante sur des flots d’argent, le pont en laque des Mikados, le pont rouge où nul ne peut passer que l’Empereur, soit que vivant il se rende en pèlerinage aux tombes de ses ancêtres, soit que mort il aille à son tour se coucher auprès d’eux.

En face, collée au flanc des monts, c’est la forêt noire, la forêt trois fois séculaire de cryptomérias et de cèdres géans. Quelque part, dans ces branches, sous cette ombre, s’élèvent des temples immenses, des temples de bronze, de laque et d’or. Mais on ne les voit point. Leurs toits les plus pointus, leurs flèches les plus élevées disparaissent dans tout ce feuillage, se perdent dans l’ombre de ces arbres si touffus et si hauts. Par derrière, très rapprochée encore, fermant l’horizon à petite distance comme pour empêcher le regard de se perdre en des perspectives trop vastes, c’est la ligne des montagnes dénudées ou couvertes de broussailles rougeâtres avec, sur les sommets, de larges plaques blanches qui sont des glaces et des neiges. On ne peut rêver un spectacle plus enchanteur que celui de ce paysage, le soir, quand le soleil a disparu derrière les glaciers. Le ciel est encore clair, car l’astre du jour n’est couché que pour nous. Mais il fait nuit dans le ravin où le torrent, longue bande d’argent, pousse toujours sa plainte monotone. La forêt des vieux cèdres est d’un noir d’encre, d’un noir sinistre, ressemble à certains paysages de l’Enfer du Dante illustré par Doré. On sent qu’il se passe là, des choses mystérieuses et étranges, qu’on y vénère des idoles bizarres dans la fumée de l’encens, au bruit de lourdes cloches de bronze, que des esprits, des démons, des fantômes doivent y errer dans les temples et sur les tombes. Les montagnes du fond sont toutes bleues ; les neiges étincellent encore ; et tout cela, étant très proche, se découpe avec une netteté merveilleuse sur un ciel d’or, un ciel de rêve, un ciel japonais qui ressemble à ces émaux antiques dont le secret s’est perdu.

Pour se rendre à la Montagne Sainte, on franchit le torrent sur un pont de bois, le pont de tout le monde, qui est à une cinquantaine de mètres du pont en laque des Mikados. Tout de suite on se trouve au pied de la forêt. Il y a sur ces vieux arbres, une jolie légende. Quand on construisit les monumens sacrés, les shoguns, les daïmios, tous les grands seigneurs du Japon féodal firent des présens considérables en or et en objets précieux. Un daïmio était trop pauvre et ne pouvait faire un don digne de lui. Il se contenta d’envoyer ses vassaux planter