Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/957

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement avant mon déjeuner, ou après mon thé ; et quant au petit verre d’eau-de-vie, sans lequel je ne puis boire mon lait, elle me l’offre, me le verse de force, dans mon pudding, dans mon eau, partout, excepté dans mon lait, depuis que j’ai témoigné le désir de l’avoir dans mon lait. » Et, trois ans plus tard : « Ma mère continue d’être la plus insupportable des femmes ; mais je la laisse faire et ne m’en soucie pas. Une fois par jour, généralement après le déjeuner, elle tente une attaque sur moi. Mais, en trois mots, je lui donne à sentir que je n’entends pas être molestée : étant bien résolue à tout faire plutôt que de me soumettre encore à de pareils traitemens. » Et quant à la façon dédaigneuse et féroce dont elle parle en toute occasion de la famille de son mari, de son frère Jean, d’une sœur pauvre chez qui elle a consenti à s’arrêter pour quelques heures, de cela je ne puis me résoudre à citer des exemples : le lecteur risquerait, se méprenant sur la signification de ces fâcheuses paroles, d’y voir autre chose qu’une simple manie naturelle de se plaindre. Le frère de Carlyle ayant perdu sa jeune femme, Mme Carlyle ne va-t-elle pas jusqu’à reprocher à celle-ci d’avoir, à dessein, « gaspillé » sa propre vie et celle de l’enfant qui allait naître d’elle ? « Sans doute, elle devait mourir de sa maladie ; mais si elle était restée chez elle, au lieu de passer son temps à chercher des maisons, elle aurait pu du moins mettre son enfant au monde. » C’est là toute l’oraison funèbre qu’elle consacre à sa jeune belle-sœur !

Elle dit quelque part de miss Jewsbury que celle-ci « est en train de tourner à la vieille fille méchante. » Je ne vois pas, en vérité, de mot qui puisse mieux la définir elle-même, telle que nous la montrent ses lettres et son journal intime. Telle, du reste, elle était apparue à tous ceux qui avaient eu l’occasion de l’approcher. Il n’y a pas jusqu’à Froude qui ne nous avoue qu’avec toutes ses qualités elle était « dure comme la pierre. » Browning, qui la connaissait bien, l’appelait « une femme dure, n’aimant personne, et impossible à aimer. » Et, en vérité, quand on a lu la série de ses lettres, c’est la profonde, fidèle, et invincible affection de Carlyle pour elle qui finit par apparaître comme l’unique mystère de leurs relations.

On a répété qu’elle était fort intelligente : et peut-être l’était-elle vraiment, mais d’une intelligence toute positive, sèche et dure comme son cœur. Jamais elle n’a eu de goût pour une belle œuvre, ni pour une grande idée. La nature lui faisait horreur. « Vous aimez à dire que Dieu a fait la campagne, et que l’homme a fait la ville, écrivait-elle à son mari : mais je vous assure que le diable a pris une grosse part à