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plus large, plus détachée des considérations personnelles ; Balzac vient d’achever la publication d’une œuvre dont la valeur est surtout objective, et il a dans une préface, moins retentissante mais non pas moins importante que la Préface de Cromwell, proclamé le devoir qu’a l’écrivain d’écrire sous la dictée de la société et, de modeler les lois de son art sur les lois mêmes de la nature. La philosophie inaugure des méthodes nouvelles et ne se contente plus des procédés d’un subjectivisme arbitraire. L’érudition multiplie ses conquêtes. Les sciences par leurs progrès s’imposent à l’attention des plus distraits. C’est dire que le vent a tourné, que l’orientation des esprits est changée. On ne pense plus que le Moi puisse continuer d’être le centre autour duquel gravite toute la littérature. En d’autres termes, l’âge romantique est terminé et le lyrisme tel qu’il se personnifie dans l’œuvre de Victor Hugo a fait son temps.

Dans un mouvement aussi général et aussi puissant, il était bien impossible que la poésie à son tour ne fût pas entraînée. Le fait est que dans un court espace de temps se succèdent des manifestations significatives. Pour être bien sûr de ne pas mettre dans ses vers les anecdotes de sa propre sensibilité, Théodore de Banville n’y met rien du tout. Gautier dans ses Émaux et Camées « traite sous forme restreinte de petits sujets tantôt sur plaque d’or ou de cuivre, avec les vives couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la cornaline ou l’onyx. » Surtout, dans ses Poèmes antiques, Leconte de Lisle donne l’expression la plus complète de cet art qui se cherchait. L’émotion provoquée par l’apparition de ces poèmes fut très vive dans le monde des lettres ; Théophile Gautier nous en a laissé le témoignage ; il atteste qu’on ne se méprit pas sur la portée du mouvement nouveau qui s’annonçait en poésie ; on vit aussitôt contre qui il était dirigé, et aussi bien les jeunes gens n’hésitèrent pas à suivre le maître nouveau de préférence à l’ancien. « Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux de l’intérêt vulgaire et de la circonstance, écrit l’historien des Progrès de la Poésie. Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses plus grands coups d’ailes, parmi les nuages et les tonnerres, où les poètes hasardeux montant Pégase à cru lui jetaient la bride sur le col et ne se servaient que des éperons, c’était une nouveauté étrange que ce jeune homme venant proclamer presque comme un dogme l’impassibilité et en faisant un des principaux mérites de l’artiste… Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle comme vous voudrez