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du culte, ne croiraient pas en leur Dieu ?… Je crois qu’il faut chercher la cause de cette sorte de réaction dans la naturelle impatience qu’éprouvent à subir les sublimités et les renommées antérieures de jeunes âmes éperdues de tout créer et de mériter toutes les gloires… Ils s’attachèrent minutieusement, par un appétit d’originalité, qu’ils auraient pu satisfaire sans tant de malice, à différer de Victor Hugo. » Tel était le noir complot de ces trois conjurés : Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire. En se choisissant un coin à part dans le vaste domaine poétique, ils n’étaient guidés que par une seule préoccupation : l’espoir de n’y être pas gênés par le voisinage de leur maître. Hâtons-nous de constater que c’est un poète qui prête à des poètes de si vilains desseins. Si un critique s’était avisé d’une interprétation aussi peu relevée, et si par exemple Sainte-Beuve eût insinué quelque malice de ce genre, quel n’eût pas été le courroux de M. Mendès, et de quel ton n’eût-il pas rappelé au respect ce juge imprudent de l’âme des poètes !

Des trois rebelles, M. Mendès ne nous dissimule pas que le plus coupable fut encore Leconte de Lisle. Bien entendu, il lui décerne les plus magnifiques éloges et il l’accable sous les fleurs ; mais il ne lui en témoigne pas pour cela moins d’animosité : il se souvient en effet d’avoir salué en lui un maître, et il se plaint que ce maître ait été un tyran. « Le joug de son génie nous fut assez dur et étroit, n’eut plus qu’aucun autre… la puissance involontaire sans doute, dissimulée d’ailleurs sous tant d’indulgence, d’obliger les jeunes esprits à l’idéal qu’il avait conçu. Il répugnait, hélas ! aux nouveautés, aux personnalités qui auraient pu contredire la sienne ; son amour de l’antiquité et de l’exotisme, la certitude d’avoir inauguré, à peine un peu trop tard, un âge poétique, son dédain de la vie et son appétit de la mort, furent les trop puissans éducateurs de jeunes âmes qui, par l’adoration de son œuvre, s’accordaient à ce qu’il y avait de vaste sans doute, de borné pourtant, en sa conception du monde poétique. »

Il est assez piquant de rapprocher ces déclarations si nettes, des déclarations non moins nettes et justement opposées où le même M. Mendès se plaisait naguère à reconnaître au même Leconte de Lisle précisément cette ouverture d’esprit, cette tolérance, et cette largeur d’idéal qu’il lui conteste aujourd’hui. C’est bien lui qui écrivait dans la Légende du Parnasse contemporain : « Surtout ne concluez pas de mes paroles que Leconte de Lisle ait jamais été un de ces génies exclusifs, désireux de créer des poètes à leur image et n’aimant dans leurs fils littéraires que leur propre ressemblance ! Tout au