Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/902

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuits tropicales qui donne comme l’opium le sommeil et le rêve.

Ma pensée erre, inconsciente et vague, des pays dorés de l’Orient aux rivages brumeux du Nord. Comme en un mirage, j’entrevois des arbres verts sur un sol rouge, de minces Cinghalais à la démarche féminine, des Chinois le corps demi-nu qui traînent en courant de petites voitures, des sauvages debout, appuyés sur leurs lances, au bord d’un grand fleuve aux eaux calmes. Puis tout se mêle dans mon esprit ; l’agitation bruyante, la lumière crue et chaude des rues de Saigon ou de Singapore font place à la demi-teinte triste et pâle de la France en novembre. C’est le boulevard où les réverbères s’allument, où la foule se presse à la devanture éclairée des boutiques. Des voitures passent au grand trot faisant gicler la boue avec leurs roues de caoutchouc. C’est un profil de femme entrevu derrière la glace d’un coupé, une tête frêle, mince et pâle, avec beaucoup de fourrures qui l’entourent et un grand chapeau fleuri. Au fait là-bas quelle heure est-il ? Je regarde ma montre. Ici minuit et demi. Cela fait en France 8 heures à peu près. Je vois ma mère chérie, solitaire aujourd’hui, assise dans son petit salon où elle fait quelque ouvrage, en s’efforçant d’y appliquer son esprit qui, lui aussi, vole au loin.

Celle-là pense à moi à coup sûr. Je voudrais qu’à travers l’espace, par-dessus ces flots indifférens qui nous séparent, elle sente qu’à cette heure même, le voyageur qu’elle pleure, songe à elle, qu’il la plaint et la bénit.

Une autre figure aussi m’apparaît bien distincte. Je vois une robe élégante, une taille souple, un collier de perles sur des épaules blondes. Il me semble dans le souffle du large respirer un parfum connu… Suis-je donc venu jusqu’ici pour penser à ces choses ? Fuyons la mer, la nuit, les étoiles et la brise, puisque de tout cela surgissent encore ses rêves. Allons dormir et tachons de croire que les Océans noient les souvenirs et que la distance tue l’amour !


CEYLAN

Trois ou quatre heures avant d’arriver à Colombo l’approche de la terre se signale par quelque chose de gris et de vague aperçu très haut au-dessus de l’horizon, au-dessus des nuages, dans le ciel même : c’est le pic d’Adam. Bientôt le rivage se